Tale of Tales : Amour, cosmos et expérimentations

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De The Path à Luxuria Superbia, le studio belge Tale of Tales – c’est-à-dire le couple Auriea Harvey – Michaël Samyn – trace une voie unique dans le jeu vidéo actuel. Retour sur son histoire alors que Sunset, son nouveau jeu, sort ce printemps.

Pour Auriea Harvey et Michaël Samyn c’est l’heure de la pause thé. En cette fin février, le couple passe toutes ses journées à travailler sur Sunset, sans doute son jeu le plus ambitieux à ce jour dont la sortie, prévue à l’origine pour mars, a été repoussée au mois de mai. Tale of Tales, studio aimé (et controversé) pour ses jeux aux ambitions artistiques affichées (The Path, Luxuria Superbia, Bientôt l’été…), c’est eux deux, l’Afro-Américaine et le Belge installés à Gand dans une maison dont le dernier étage est aussi leur studio de développement. « Laura (Raines Smith, collaboratrice habituelle du couple) a passé du temps ici pour créer l’animation d’Angela, le personnage principal de Sunset, précise Auriea Harvey. Je crois que c’est la seule fois où quelqu’un qui travaille avec nous est venu ici. » Avec les autres, comme le musicien Austin Wintory, auteur de la B.O. de Sunset après avoir composé celle de Journey, tout se passe à distance, par Internet.

C’est aussi en ligne qu’Auriea Harvey et Michaël Samyn se sont rencontrés. Nous sommes en 1999. A l’époque, tous deux font dans l’art numérique, explorant les possibilités du web. Ensemble, ils donnent naissance à Entropy8Zuper! dont les activités vont du net art à la conception de sites. Et puis, en 2002, c’est le grand saut : le duo devenu entre-temps un couple se lance dans le jeu vidéo. Un an plus tard, ce sera la fondation de Tale of Tales, dont le nom est emprunté à un recueil de contes de Giambattista Basile, poète italien, au XVIIe siècle. « Ça semblait approprié à l’époque et, après coup, nous avons un peu fait en sorte que ça ait du sens, avoue Samyn. Dans la plupart de nos jeux, nous ne racontons pas l’histoire directement. Par exemple, The Path ne raconte pas l’histoire du Petit Chaperon rouge, que le joueur connaît déjà avant de commencer. C’est plutôt une histoire à propos du Petit Chaperon rouge, une variation, “a tale of a tale“. »

The Path

Passion Tekken

En 2002, le couple a le sentiment que, sur Internet, quelque chose a changé. « Toutes ces grandes corporations se sont mises à utiliser Internet, se souvient Michaël Samyn. Nous avons eu le sentiment que l’atmosphère pour apprécier l’art sur le web se détériorait alors que, dans les jeux, elle existait toujours. Nous aimions l’idée que les gens leur accordent tant d’attention, qu’ils soient si concentrés pendant qu’ils jouent. C’est un contexte très attirant pour présenter de l’art à un public qui participe de manière si active. » « Les gens sont capables de passer huit heures sur un jeu ! renchérit Auriea Harvey. Ailleurs, personne ne regarde votre œuvre pendant huit heures. Il faut dire aussi que nous aimions beaucoup certains jeux. » Silent Hill, en particulier, dont le character designer, Takayoshi Sato a depuis collaboré avec Tale of Tales sur Fatale (2009), en concevant notamment le personnage de Salomé inspiré de la pièce d’Oscar Wilde. Et puis il y a eu Ico dont, fasciné par le moindre de ses screenshots, le couple attendait la sortie avec impatience. Ou encore Projet Zero. Plus surprenant, Auriea Harvey affiche sa passion pour Kessen II (« Mais pas le III, qui est très mauvais ! »), jeu de stratégie cousin des Dynasty Warriors, ou pour des fighting games comme Tekken. « A nos yeux, Tekken III était le jeu le plus romantique de tous les temps, assure-t-elle. Nous projetions l’image sur le mur, presque à taille humaine, et nous essayions de rentrer dans ces combats. Nous luttions l’un contre l’autre au sol, un peu comme si nous faisions violemment l’amour. C’était vraiment fun. »

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Jeux ou non-jeux ?

Depuis 2002, donc, Tale of Tales fait des jeux, neuf à ce jour en comptant l’imminent Sunset. Des jeux dont on est tenté d’affirmer qu’ils ne ressemblent à aucun autre, sauf que ce n’est pas tout à fait vrai. Sur le site web du studio, à la page recensant ses créations, figurent d’ailleurs des conseils sur le mode « si vous avez aimé ce jeu, essayez donc celui-là. » Parmi les titres recommandés : Journey, Gone Home, Dear Esther, Mountain, Proteus ou encore Amnesia, autant de phénomènes indés de ces dernières années avec lesquels le couple ne cache donc pas ses affinités. Et qui sont un certain nombre, comme les créations de Tale of Tales, à s’être parfois vu contester l’étiquette même de jeu.

« Cela nous a ennuyé pendant un moment parce que nous voulions avoir des discussions sérieuses sur ce que ce l’on peut faire avec ce médium qui est en constante évolution, reconnaît Michaël Samyn. Que vous appeliez ça des jeux ou non ne nous préoccupe pas vraiment mais il y a un petit groupe de personnes qui pensent savoir ce que c’est et qui veulent séparer les jeux des non-jeux et décider, comme au jugement dernier, si vous allez au paradis ou en enfer. » En réaction, le couple avait lancé le projet Notgames dont le forum a accueilli de nombreuses discussions passionnantes – et dont le Tumblr et le compte Twitter sont toujours actifs. « A nos yeux, reprend Samyn, il est beaucoup plus créatif de nous dire qu’il y a cette chose qu’on appelle un jeu et de nous demander ce qu’on peut en faire dans notre travail. Le résultat n’a pas besoin d’entrer dans une catégorie. »

On aurait d’ailleurs quelques difficultés à ranger les créations de Tale of Tales dans les catégories traditionnelles du jeu vidéo. Où placer The Endless Forest, par exemple, MMO pionnier – son prototype date de 2003, sa première version officielle de 2005 – né de la passion du couple pour A Tale in the Desert et Neverwinter Nights mais dans lequel ne figure ni combats ni compétition et qui met le joueur dans la peau d’un cerf ? Ou The Graveyard (2008), expérience perturbante dans laquelle une vieille femme traverse lentement un cimetière pour aller s’assoir sur un banc (et, certaines fois, meurt) ? Et que dire de Luxuria Superbia (2013), merveilleux jeu érotique (au sens le plus pur et émouvant du terme) dans lequel le but est de donner du plaisir par le toucher et que l’on imaginerait au fond aussi bien dans une galerie d’art que dans une salle d’arcade ?

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Nouveau virage

Le travail de Tale of Tales est d’abord affaire de recherches, et d’expérimentations – ce dont témoigne aussi le merveilleux Tumblr de Bientôt l’été (2012), encore alimenté en photos et vidéos plus de deux ans après la sortie du jeu. On est d’ailleurs à peine surpris d’apprendre que le développement de Luxuria Superbia et celui de Bientôt l’été, jeu en deux temps (une errance en bord de mer, un face-à-face dépouillé mais codé avec un autre joueur – éventuellement remplacé par le programme) inspiré de l’œuvre de Marguerite Duras, ont vu leurs développements se chevaucher et qu’ils partagent plus de choses qu’on ne pourrait le supposer. Leurs points communs d’après leurs auteurs ? Le blanc, le cosmos, les planètes. Et puis l’amour. « Tous nos jeux sont sur l’amour ! » s’exclame Auriea Harvey, visiblement ravie qu’on lui suggère que ce pourrait peut-être bien être un petit peu le cas. « Dans les jeux, cela semble un sujet dur à aborder, constate Michaël Samyn. Je trouve ça difficile moi aussi. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que nous regardons trop loin, peut-être que nous devrions faire ça plus simplement. Parce que la connexion entre le jeu et l’amour, les relations est aussi très ancienne. »

La pause thé va bientôt s’achever. Le couple va retourner s’activer sur Sunset, ce « jeu sur les relations entre deux personnes qui ne se rencontrent pas mais qui communiquent de plusieurs façons », d’après Samyn. Qui ajoute : « Nous espérons que, pour certains joueurs, ce sera une expérience romantique. C’est optionnel et une partie de ça est dans votre imagination. » Après, nul ne sait encore bien de quoi l’avenir de Tale of Tales sera fait, même si la section « Works in progress » de son site web peut permettre de faire quelques hypothèses. Une chose semble cependant sûre : quelque chose va changer. « Nous aimerions trouver une autre façon de produire nos jeux, révèle Auriea Harvey. Cela veut peut-être dire que ce ne seront plus vraiment des jeux. Ou alors nous trouverons des manières alternatives de les financer. Je suis délibérément vague mais je sais que nos projets futurs ne seront pas menés de la même manière. Il est sans doute temps pour nous de prendre un nouveau virage. » On se promet déjà d’être aux premières loges pour y assister.

(Paru dans Games n°8, juin 2015)

Erwan Higuinen

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