Splendeur de Togetherness

L’homme aux lunettes noires ne semble pas tout à fait là. Derrière la table de ping-pong, à côté de la jolie fille, il reste immobile comme si ce qui se passe ici ne le concernait pas à ce stade précis – cette année, ou peut-être juste cette seconde – de sa vie. Mais quand la balle arrive vers lui, le coup part, brusque et imparable. Le point est spectaculairement gagné par le duo formé par Brett et cette Kennedy qui fut peut-être autrefois pour lui plus qu’une amie – ou peut-être pas, l’essentiel est ailleurs. La scène où, à la fois, quelque chose se cristallise et s’échappe, mute et se révèle, est l’un des moments forts – ou faibles, en tout cas différents – du troisième épisode de la saison 2 de Togetherness, qui restera malheureusement la dernière.

Derrière cette série singulière annulée par HBO après seulement 16 épisodes, il y a deux hommes, et un troisième, on y reviendra. Deux frères qui, jusqu’alors, s’étaient surtout fait remarquer sur le grand écran. Jay (qui écrit, produit et réalise) et Mark (qui, en plus, interprète Brett) Duplass font partie des chefs de file d’un mouvement qui, en une dizaine d’années, a changé la face du cinéma indépendant américain : le mumblecore. De l’anglais « mumble », « marmonner » car, dans ces films fauchés, proches du quotidien de leurs réalisateurs et interprètes et souvent en partie improvisés, on ne comprend pas toujours très bien ce que les acteurs racontent. Dans la grande famille aux contours incertains du mumblecore dont l’émergence doit beaucoup au festival South by Southwest basé à Austin, Texas, on se connaît, on se côtoie, on se donne de précieux coups de main et on joue volontiers les uns chez les autres. Il y a Joe Swanberg, le plus aventureux – avec lui, ça passe ou ça casse mais quand ça passe, c’est renversant – qui enchaîne les longs métrages depuis 2005 (Hannah Takes the Stairs, Nights and Week-ends, All the Light In the Sky, Drinking Buddies…) et dont le cinéma a notamment révélé la lumineuse Greta Gerwig. Il y a aussi Andrew Bujalski, le plus esthète – le plus Nouvelle Vague, peut-être –, réalisateur de Funny Ha Ha, Mutual Appreciation ou Computer Chess. Dans ce courant protéiforme, les frères Duplass sont sans doute les cinéastes les plus attachés au scénario, ceux dont les films sont, sur le plan narratif, les plus cadrés. Ce qui n’empêche pas que ça puisse pas mal tanguer dans ce cadre précisément délimité.

Après le cinéma, le mumblecore a entamé un flirt avec la série télé. Celui-ci passe par la série Girls (pour sa représentation de l’intime, son rapport au temps…), dont la créatrice Lena Dunham a elle-même signé un film estampillé mumblecore (Tiny Furniture, 2010). Girls compte aussi parmi ses interprètes un autre metteur en scène appartenant au mouvement en la personne d’Alex Karpovsky, alias Ray Ploshansky. Le mumblecore a également laissé sa trace sur la défunte Looking, dont l’un des épisodes fut d’ailleurs réalisé par Joe Swanberg (lequel a depuis aussi œuvré sur Love, la rom com discrètement mumblecorisante produite par Judd Apatow). Il y a aussi quelque chose du mumblecore dans Transparent, et pas seulement parce que Jay Duplass figure au casting – dans le rôle de Josh Pfefferman, le fils de Morton / Maura. Mais Togetherness est à ce jour la seule série conçue de A à Z par des figures clés de la mouvance. [Ce texte a été écrit avant la diffusion d’Easy, la série conçue par Joe Swanberg lui-même.]

Celles-ci sont donc au nombre de trois car, pour donner naissance à la série, les frères Duplass se sont associés à leur vieux complice Steve Zissis, souvent vu dans leurs films et qui ne manque pas d’apporter sa personnalité et son histoire personnelle à l’œuvre collective – en plus de ses yeux ronds et de sa présence lunaire. Zissis tient l’un des quatre rôles principaux, celui d’Alex Pappas, acteur à la dérive dans la première saison de Togetherness mais qui connaitra le succès dans la seconde. Les trois autres personnages centraux sont le couple formé par son ami d’enfance Brett Pierson et son épouse Michelle (la révélation Mélanie Lynskey, à la fois douce et mordante, qui fut la voisine allumée surgissant régulièrement chez Charlie Sheen dans Mon oncle Charlie) et la sœur de cette dernière, Tina Morris, incarnée par la bouleversante Amanda Peet. Lorsque la série commence, aucun d’eux n’est au mieux de sa forme.

La première scène du premier épisode est une rebuffade au lit. Michelle repousse Brett qui, du coup, décide de se faire plaisir tout seul sous les draps, mais d’une façon qui manque légèrement de discrétion. Plus tard, ce sera son tour à lui de la surprendre, elle, dans une situation similaire. « Pourquoi tu ne veux plus coucher avec moi ? », demande-t-il. « Je ne sais pas », répond-elle. Togetherness est une série où, souvent, on ne sait pas – ce qu’on veut, ce que l’autre ressent, où on en est et ce qu’on pourrait faire pour que les choses s’arrangent un peu. De son côté, Alex est expulsé de chez lui et, sans travail ni argent, trouve refuge sur le canapé du couple en attendant une hypothétique amélioration de sa situation philosophique et matérielle. Ce sera aussi le cas de Tina, larguée par son amoureux du moment – mais n’était-elle pas la seule à croire qu’il y avait un minimum de sentiments entre eux ? – et dont le business de location de châteaux gonflables pour goûters d’enfants n’est pas totalement florissant. Deux hommes, deux femmes, d’innombrables possibilités de consolation et de déraillement. Quand on est un couple gagné par la routine, deux sœurs aux personnalités dissemblables ou deux vieux amis dont les trajectoires ont divergé, l’être-ensemble (« togetherness ») n’est pas toujours chose aisée. C’est l’enjeu, ici, le moteur du récit sériel – le cœur de tout.

Pour les frères Duplass, ces questions et, dans une certaine mesure, ces personnages, ne sont pas vraiment nouveaux. Ce sont aussi eux, ou du moins leurs semblables, que l’on croise dans leurs films. L’homme en échec, physiquement et mentalement avachi qu’incarne Alex Pappas fait écho au Jason Segel royalement mollasson de Jeff Who Lives At Home (2011) qui squatte le sous-sol de sa mère et traque les signes du destin dans son existence qui semble tourner au ralenti, mais aussi au John C. Reilly de Cyrus (2010), naufragé du divorce qui reverra la lumière dans les bras caressants de Marisa Tomei malgré le fils un rien manipulateur (voire résolument cinglé) de cette dernière interprété par Jonah Hill. Quant à l’attirance pas franchement encouragée, du moins initialement, d’Alex pour Tina, elle rappelle la relation entre le personnage du même Steve Zissis et celui de Greta Gerwig dans Baghead (2008) où un groupe d’amis partis écrire le scénario d’un film d’horreur dans une maison isolée se retrouve confronté à d’inquiétants phénomènes. Les interrogations sur le devenir du couple dont les liens se distendent avec le temps traversent quant à elles aussi The Puffy Chair (2005), road-movie dépouillé à travers l’Amérique avec un fauteuil en ruine comme passager, et surtout The Do-Deca-Pentathlon (2012), où deux frères se jettent à corps et esprit perdus – ou peut-être retrouvés, sait-on jamais – dans une suite d’épreuves sportives conçue mais jamais achevée à l’époque de plus en plus lointaine de leur adolescence. Des frères, donc, comme Jay et Mark Duplass, comme ceux de Jeff Who Lives At Home (où celui de Jason Segel est un beauf à Porsche) et de The Puffy Chair, auxquels succèdent les sœurs Michelle et Tina de Togetherness. Ne pas en déduire que la série n’offrirait que du déjà vu, du déjà filmé paresseusement recyclé par les deux frères pour le petit écran. Elle constitue au contraire le parfait prolongement de leur œuvre cinématographique et même, par sa sensibilité funambule et son humanisme délicat, son aboutissement.

« Chaque aspect de ma vie est prévisible », se désole Michelle dans l’un des premiers épisodes de la série. Elle est mariée, a deux enfants, ne s’attend pas – ne s’attend plus – à ce qu’il lui arrive grand-chose de renversant. Le quotidien n’est plus que routine, la vie radote, bégaie. En un mot : tout (ce qui va se passer) paraît écrit. D’avance et à jamais. Brett, son mari, en est à peu près au même point, mais de moins en moins avec elle, plutôt la tête ailleurs, planté à côté. Monteur son de profession, il traque un jour le coyote pour enregistrer son hurlement. Mais le réalisateur du film sur lequel il travaille rejette ce cri – ce couinement. Pas assez effrayant, un son « faux », celui d’un loup, fera l’affaire. Mais Brett veut du vrai, de l’authentique. Telle est sa quête incertaine, qui le conduira entre autres auprès d’une femme gourou rencontrée par hasard en pleine nature – elle est au centre d’une sorte de communauté hippie, il ingérera des champignons hallucinogènes et sympathisera avec un cheval – ou en pèlerinage de crise avec Alex dans le Detroit de leur enfance commune – c’est là que prend place la glorieuse partie de ping-pong de la saison 2. Chacun à sa manière, les quatre héros de Togetherness sont tous confrontés à ce sentiment que pèse sur eux une sorte de fatalité médiocre dont ils ne peuvent s’échapper, la principale différence étant que, si Michelle et Brett semblent sur des rails, Alex et Tina seraient plutôt égarés sur une voie de garage – dans un état pré-adulte embrumé, avec la crainte tenace qu’il soit déjà trop tard pour espérer davantage (de l’amour, un boulot, un enfant ou juste un honnête épanouissement).

Comment on se débrouille avec ce qui semble (voire ce qui est, littéralement) écrit, c’est l’une des grandes affaires de Togetherness, mais aussi, avant cela, du cinéma des Duplass. Et la question vaut autant pour leur travail de scénaristes-réalisateurs que pour ce que, sur l’écran, vivent leurs héros ordinairement tourmentés. On l’a dit : des principaux auteurs mumblecore, les Duplass sont ceux qui s’appuient sur les scénarios les plus travaillés – un élément qui a probablement contribué à leur ouvrir les portes de la télé. Le script n’a cependant pas vocation chez eux à enfermer acteurs et personnages mais, plutôt, à leur offrir un écrin. Le scénario est le squelette, mais ce qui importe, c’est la chair – et les rêves. D’où ces séquences relevant du pur événement dans lesquelles le temps semble soudain s’écouler différemment. Voire se suspendre pour laisser place à une sorte de flottement scintillant. On en rencontre beaucoup dans les films des Duplass dont elles constituent souvent les plus beaux moments. C’est une partie de basket au milieu de laquelle est soudain précipité Jason Segel dans Jeff Who Lives At Home ou encore, dans Cyrus, une séquence de danse d’abord solitaire, puis partagée, dans une fête, sur le merveilleusement eighties Don’t You Want Me de The Human League. On ne compte pas ces instants de grâce dans Togetherness, miraculeusement collectifs ou paisiblement solitaires – c’est déjà ça.

Ce peut être le chant d’un bel oiseau soudain apparu spécialement – on en jurerait – pour Brett à la sortie d’une avant-première de film. Ou bien une randonnée nocturne, à vélo, dans les rues de Detroit : soudain, des dizaines de cyclistes roulent à vos côtés. Ce peut aussi, dans une version plus extrême du même phénomène, être une partie de « kick the can » (un jeu en deux équipes où l’on se cache, se poursuit et s’attrape) contre un groupe de hipsters dans un jardin public qui s’étire sur une bonne partie de l’épisode 5 de la première saison. Ou alors son double, dans la saison 2, qui voit nos héros et quelques relations plus ou moins proches partir voler du sable en pleine nuit sur une plage de Los Angeles – et y rencontrer quelques problèmes d’ordre logistique.

L’essentiel est là : dans ce qui dépasse le programme. Ce qui n’est pas plat, pas bouclé et ne relève pas non plus d’une négation du reste – les problèmes de couple ne s’effacent pas et l’ombre des tromperies passées ou à venir plane aussi sur ces lumineuses célébrations. L’humble splendeur de Togetherness est d’abord dans les interstices, dans les petites choses (ou supposées telles) plutôt que dans les grandes (qui ne le sont d’ailleurs pas forcément tant que ça). Comme dans les nouvelles de Raymond Carver, disons. Elle est dans les hésitations et, finalement, les sauts dans le vide ou dans le plein – l’infidélité, ce mystérieux continent. Dans les regards qui se défont – certains, d’Amanda Peet, nous hanteront longtemps –, les dénis et les aveux, les bouleversements, les répétitions. Dans les blessures et les (difficiles) pardons. Dans la prise de conscience que certaines choses sont irrémédiables et que d’autres, finalement, non. Et qu’on survivra quand même aux premières, peut-être même plus facilement qu’aux secondes, et que si le passé ne passe jamais complètement, c’est sans doute mieux comme ça. Et dans l’idée que personne n’est tout à fait mauvais, définitivement irrécupérable – telle est la vision du monde, jamais naïve mais toujours généreuse, des Duplass.

Ce n’est pas une affaire sociologique (les 30-40 ans, la vie en milieu urbain sur fond de crise…) – les grandes œuvres ne sont jamais ça, jamais que ça – et le but n’est certainement pas pour le spectateur de s’y reconnaître superficiellement. Togetherness serait plutôt un traité impressionniste et néanmoins tranchant, modeste et minimaliste (donc extrêmement détaillé et précis) sur la manière dont, avec les années, d’abord insensiblement, les corps se transforment et les cœurs pas vraiment. Il y a les faits et ce qui est à la fois un peu plus et un peu moins que ça. « Je t’ai fait maigrir et en maigrissant tu as perdu ton âme », lâche Tina à Alex. A Houston, Alex danse longuement avec une institutrice et Tina n’aime pas trop ça. A l’hôtel, Michelle voit apparaître, frémissante, un petit mot sous la porte qui sépare la chambre voisine de la sienne. Assis sur le lit conjugal, Brett vomit. Tina ne se souvient pas du nom de l’acteur principal d’Orange mécanique. Brett arrive au barbecue en retard et seulement vêtu d’un peignoir. Les deux garçons retrouvent la « capsule temporelle » qu’ils avaient enterrée il y a bien longtemps et découvrent son contenu (des photos, un vieux joint, une lettre à eux-mêmes…), incrédules. L’incrédulité est d’ailleurs une composante fondamentale de Togetherness – chez les personnages, devant ce qui leur arrive et même aussi, parfois, ce qu’ils finissent par faire.

Pris comme autant de fragments, les faits sont presque plus parlants que les résumés construits, les « récaps » appliqués. Ces derniers ne rendent pas vraiment justice à Togetherness, qui vient rappeler qu’une grande série, ce n’est pas seulement une histoire, des retournements de situation un peu fous ou des cliffhangers – même si ces derniers ne manquent pas ici – mais d’abord une forme. Et une voix – des voix –, un fil qui s’étire, se détend, s’enroule et se dénoue. Et puis des étincelles ou une humidité soudaine qu’il faut voir pour les croire dans les yeux de ces gens qui s’offrent soudain à nous. Des pauses et des élans, des couleurs et des mouvements. Ceux de Togetherness font partie des plus simplement beaux qu’on ait pu voir ces derniers temps sur un écran.

Togetherness (2015-2016), série de Jay et Mark Duplass

Erwan Higuinen

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.