Togetherness

Togetherness

Devant la porte, elle hésite. Sur son visage se lisent à fois l’angoisse et l’incrédulité, la sidération, même, en réalisant ce qu’elle va peut-être, sans doute, se décider à faire. Non, pas se décider, pas exactement : plutôt s’autoriser elle-même à agir, se laisser emporter par la pente en desserrant les freins. La porte est bien réelle, bien matérielle, et symbolique à la fois. De l’autre côté, une autre vie. Ou, au moins, un autre goût, un autre corps, une autre bouche. De l’autre côté, un homme qui n’est pas son mari et pas non plus, en tout cas pour le moment, son amant. Ils sont à l’hôtel, déjà entre parenthèses, extraits de leur quotidien. Seule cette porte les sépare. Et le visage de la femme se transforme. Elle ne rit plus, ne pleure pas non plus. Ses traits ressemblent désormais à peine aux siens, à ceux qu’on croyait les siens. Elle n’hésite plus : elle sait qu’elle va sauter, dans le vide ou le plein, que ça va avoir lieu. Elle est stupéfaite.

Elle, c’est Michelle (Melanie Lynskey, découverte en voisine envahissante dans Mon oncle Charlie), mère de famille et femme au foyer dont le couple a connu des jours meilleurs. Il y a quelques temps, sa sœur est venue trouver refuge chez elle après une rupture amoureuse particulièrement douloureuse, à peu près au même moment qu’un autre naufragé de la quarantaine, Alex (Steve Zissis, également co-scénariste), le meilleur ami de son mari Brett (Mark Duplass), comédien dont la carrière n’a jamais décollé. Ça s’appelle Togetherness. C’est une série des frères Jay et Mark Duplass, figures du cinéma indépendant américain et chefs de file – avec Joe Swanberg – de sa mouvance « mumblecore », radicalement anti-hollywoodienne. On s’y filme entre amis, dans son quotidien ou presque. On y improvise, on y grommelle. On n’a pas d’argent mais on tourne quand même et si on a les moyens de faire deux films, c’est parfait : on en fera trois. Ça donne occasionnellement des choses horribles mais, souvent, c’est merveilleux. Le mumblecore, justement, semble être le principal horizon, ou la source d’inspiration majeure, de la nouvelle série pas tout à fait comique mais presque, entre deux genres (drame-sitcom, masculin-féminin), produite pour le câble américain ou les services de streaming, de Girls à Transparent ou Looking. Il était au fond logique que les frères Duplass s’y mettent aussi. Et que le résultat se révèle à la fois presque banal (pas d’esbroufe ici, de transgressions forcées) et effarant de beauté.

La grande affaire de Togetherness, comme son titre l’annonce clairement, c’est l’être-ensemble. Dans la vie, dans le plan, devant l’écran. A deux, à trois, en groupe. Famille, amis et amants, personnages et spectateurs qui se reconnaissent en eux et se projettent, vivent à travers eux et pas seulement huit fois une demi-heure – c’est le nombre d’épisodes de la première saison, la seconde étant en cours d’écriture. A moins que ce ne soit le contraire et que ce soit eux qui vivent à travers nous, qui se nourrissent de ce que leur apporte le spectateur ? Cette incertitude à base de circulation des signes et des affects d’un côté à l’autre de l’écran qui, dans des registres sensiblement différents, a jadis fait la gloire de Friends ou de Seinfeld, est le véritable moteur de Togetherness.

Il sont donc quatre – mais le compte garde quelque chose d’instable, de flottant. Quelqu’un pourrait partir, ou arriver. Entre les époux, le sexe est triste et laborieux. Elle tente l’option dominatrice, lui l’escapade surprise à l’hôtel. Ça ne marche pas trop. Le meilleur pote du mari, bouille ronde et crâne déplumé, irrésistible clown mélancolique et éternel second rôle de sa propre vie, craque pour la sœur de la femme. C’est Amanda Peet, elle est belle et déchirante, donc nous aussi. Entre eux, la dynamique est celle de la comédie sentimentale, ils ne sont pas faits l’un pour l’autre mais, inévitablement, si – sauf que leurs élans disjoints se cognent au réel, aux principes de réalité. Mais si, dans un bar, il fait la connaissance chaleureuse d’une amie à elle, elle n’aime pas ça et le rappelle à elle. Il ronchonne mais, au fond, on n’en doute pas, il est ravi. Il y a des jeux d’enfants dans un parc, on se cache, on se poursuit, et beaucoup de choses se révèlent en douce, l’air de rien. Il y a une virée à la plage. Il y a des moments où l’on (nous aussi, qui ne voulons pas voir ça) rêverait de disparaître. Une soirée hollywoodienne glorieuse et des humiliations professionnelles. Des regards qui nient ce que les mots expriment au même moment et qui ne disent pourtant ni plus ni moins vrai. Togetherness est la série de l’ambiguïté généreuse. Sa grande interrogation : ce qui est (encore ? à nouveau ? plus que jamais ?) possible (pour les personnages, pour nous, pour la comédie sérielle).

Devant la porte, la femme a fini d’hésiter. Elle a écrit quelque mots sur sa feuille de papier, l’a fait glisser sur la moquette, de l’autre côté, chez l’homme. A présent, elle attend. Elle respire fort.

Togetherness (2015), série de Jay et Mark Duplass

Erwan Higuinen

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