L’école Roger Corman

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En 1970, Roger Corman est un réalisateur-producteur établi. De westerns en films d’horreur, de polars en adaptations d’Edgar Allan Poe, il tourne à un rythme effréné depuis quinze ans. En tant que producteur pour American International Pictures, il a aussi mis le pied à l’étrier à une première génération de cinéastes, d’acteurs et de scénaristes débutants. Francis Coppola, Peter Bogdanovitch, Monte Hellman, Jack Nicholson, Robert Towne. En Irlande, il travaille sur Von Richthofen and Brown. La fatigue le gagne. Trop de films, trop vite, sans s’arrêter. Et quelques expériences malheureuses : un western qu’il commence mais dont il est renvoyé (The Long Ride Home, achevé par Phil Karlson), des tensions sur The St Valentine’s Massacre (1967), des avions qui s’écrasent sous ses yeux alors qu’il tourne Von Richthofen and Brown. « J’ai décidé de prendre un congé sabbatique, se souvient Corman. De finir ce film et de faire une pause d’un an. Je me suis dit que, pendant ce temps, j’allais créer une petite compagnie indépendante. Que j’organiserais la production et la distribution, que mes amis pourraient réaliser des films. Mais la compagnie a eu du succès avec sa toute première production. A la fin de l’année, tout se déroulait à merveille et je n’ai pu trouver personne pour me succéder à la tête de l’entreprise. Alors j’ai décidé de rester encore quelques temps avant de revenir à la réalisation. Puis une chose en a entraîné une autre… » Corman ne tournera pratiquement plus, ne sortant de sa retraite de réalisateur que pour Frankenstein Unbound en 1990. Ce qui, pour lui, n’était au départ qu’une « carrière parallèle » a finalement pris le dessus.

 

En 1970, Roger Corman crée donc New World Pictures, au sein de laquelle il va systématiser les pratiques qu’il a expérimentées comme réalisateur et comme producteur. Faire venir à lui de jeunes diplômés prêts à tout pour entrer en cinéma (si possible issus de riches familles, ce qui limitait leurs besoins), s’appuyer sur des formules qui ont (commercialement) fait leurs preuves et, surtout, limiter les coûts, tourner très vite quitte à venir lui-même sur le plateau tout débrancher à la fin du dernier jour de tournage prévu. En s’arrangeant avec les syndicats, qui acceptent l’idée que New World est aussi une sorte d’école de cinéma. A la fin des années 50, déjà, certains de ces principes guidaient son travail. Dick Miller a rencontré Corman à l’époque d’Apache Women, son deuxième . Si Miller a ensuite joué dans une bonne trentaine de films de Corman, s’il est devenu l’acteur-fétiche des productions New World, c’est pour une raison très simple : « On faisait une prise, et c’était bon, on était prêts pour le plan suivant. Roger travaillait avec des acteurs dont il savait qu’ils lui offriraient tout de suite une performance satisfaisante, sans qu’il ait à beaucoup leur parler au cours du tournage. Plus tard, lorsque j’ai travaillé avec d’autres réalisateurs, la seule recommandation que leur donnait Roger était : utilisez Dick et laissez-le faire ce qu’il veut. Ce serait plus efficace, plus économique, ce qui était son principal objectif. » Monte Hellman ne dit pas autre chose lorsqu’il se remémore la façon dont Corman lui a proposé la réalisation d’un film d’horreur (The Beast From Haunted Cave, 1959) après avoir assisté à la représentation d’En attendant Godot qu’il avait monté dans un théâtre de Los Angeles. « Roger savait que j’étais aussi monteur, explique Hellman. Il s’est dit que s’il pouvait trouver quelqu’un capable de remplir deux ou trois fonctions, c’était mieux que d’engager trois personnes différentes… Plus tard, en 1966, il nous a proposés, à Jack Nicholson et à moi, de tourner un western. Puis, il nous a dit que, tant qu’à en faire un, autant en faire deux [The Shooting et Ride in the Whirlwind] car cela revient moins cher si vous tournez deux films en même temps, dans les mêmes décors et avec la même équipe. »

 

Pierre Cottrell, qui fut aussi le producteur d’Eustache, et Daniel Lacambre, chef opérateur français qui travailla longtemps pour New Worls, se souviennent aussi de leurs expériences inhabituelles avec Corman, en particulier sur The Wild Racers (réalisé par Daniel Haller, 1967). « Lorsque le tournage a commencé à Reims, raconte Cottrell, on n’avait ni producteur – il était retenu aux Etats-Unis –, ni réalisateur, ni scénario. Seul un acteur était arrivé, mais ils nous ont dit de commencer sans eux, de filmer la course automobile que l’on voit dans le film. » Et les pratiques de Corman pouvaient choquer les débutants en cinéma. « Quand tu es jeune, tu acceptes mal que l’on n’inverse pas la lumière au moment de tourner un contrechamp ou que l’on mette juste un drap derrière, que l’on diminue le diaphragme et tant pis pour le décor ! ajoute Daniel Lacambre. Corman avait fondamentalement tort mais, dans la pratique, il avait raison : il vaut mieux faire un plan imparfait que d’être pris par le temps et de ne pas en faire du tout. »

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Le premier film produit par New World est signé Stephanie Rothman, jeune diplômée en cinéma de l’USC (University of South California). La jeune femme avait rejoint Corman au milieu des années 60, d’abord pour lire des scénarios, ensuite comme réalisatrice de seconde équipe sur des productions à petits budgets, avant d’être chargée d’adapter, au sens cormanien du terme, deux films yougoslaves. « Il m’a demandé d’écrire de nouvelles intrigues, puis d’aller tourner une demi-heure de nouveaux plans à Los Angeles, qu’il fallait monter avec ceux de Dubrovnik, raconte Stephanie Rothman. J’ai surtout tourné la nuit, avec beaucoup d’ombres, en cherchant des bâtiments dont les façades pouvaient, sous certains angles, ressembler à ceux du tournage initial. C’était un travail fascinant. Corman espérait vendre ces films à la télé, mais ils ont été distribués au cinéma. A sa grande surprise et, cela va sans dire, à la mienne. » Corman confiera par la suite à Rothman la réalisation, pour AIP, de It’s a Bikini World (1967), qui appartient au micro-genre des films de plage (« Une sorte d’Alerte à Malibu entrecoupé de numéros musicaux, avec de beaux jeunes gens en maillots de bain munis de planches de surf qui ont des relations sentimentales un peu idiotes », selon la réalisatrice). Puis vient le premier film New World, The Student Nurses. Un film de nurses, donc, autre micro-genre alors très populaire dans les drive-in, mais dont la toute première scène est très révélatrice des partis pris de la jeune compagnie. Dans une institution psychiatrique, un homme se jette sur une jeune infirmière, tente d’arracher ses vêtements, on la verra nue, il va la violer… Sauf que pas du tout, et même au contraire : elle crie, deux hommes surgissent, ceinturent le forcené et le plaquent contre un lit, l’infirmière s’empare d’une seringue pour lui administrer un calmant. Les voyeurs seront déçus : c’est l’homme qui est brutalement déculotté.

 

Par la suite, le programme « seins et fesses » (« tits and ass », presque une marque déposée par Corman) sera bien respecté mais, plus d’une fois, le film surprendra. Par son propos politique (féminisme déviant, groupe de militants latino-américains dérivant du Black Power), par ses audaces formelles (avec notamment un trip à l’acide très proche de celui, contemporain mais postérieur, du Zabriskie Point d’Antonioni), par son hétérogénéité (du porno soft aux airs de soap opera à l’expérimentation sous influence européenne). Pour ce qui restera comme le film-modèle de la première période New World, les désirs de la réalisatrice et du producteur sont en phase. Stephanie Rothman : « Je faisais des films d’exploitation parce que c’était tout simplement ma seule occasion de tourner. Ne sachant pas si j’allais pouvoir en réaliser un autre par la suite, j’ai essayé d’y mettre autant de choses que possible, d’être aussi proche du film que j’aurais fait si cela n’avait pas été un film d’exploitation. » Roger Corman : « J’aime travailler à des niveaux multiples : à la surface, vous livrez le film commercial que le public a payé pour voir, mais au fond apparaissent d’autres idées qui intéressent le réalisateur. Les spectateurs obtiennent ce qu’ils sont venus chercher et, s’ils y sont enclins, ils apprécieront de trouver quelque chose de plus. »

 

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Pour limiter ses coûts, Roger Corman compte sur les débutants, ceux qui, selon les mots de Paul Bartel, « auraient payé pour faire des films ». « Il nous payait ce que nous valions, car nous ne valions rien, renchérit Joe Dante. Nous n’avions rien fait auparavant, nous n’aurions jamais pu trouver un travail ailleurs. » Grâce à la première génération de cinéastes qu’il a produit, la réputation de Corman est alors établie. On se passe le mot, on fait venir ses amis, l’exode des jeunes diplômés de la côte Est vers Los Angeles peut commencer. Martin Scorsese, ancien de chez Corman devenu prof à l’université de New York (NYU), recommande Jonathan Kaplan, l’un de ses étudiants, à Julie Corman pour réaliser un nouveau film de nurses, Night Call Nurses (1972). Kaplan transmet le script à son ami Daniel Opatoshu, qui le montre à un autre copain de fac, Jon Davison. « Nous l’avons détesté, se souvient Davison, et nous avons proposé de le réécrire complètement. Jonathan l’a dit à Roger, qui lui a répondu que si nous étions prêts à payer notre voyage jusqu’à Los Angeles et à travailler pour rien, cela lui convenait parfaitement. C’était la meilleure offre qu’on m’ait jamais faite. » Davison sera un peu plus tard chargé de diriger la publicité et la promotion de la compagnie. Il en profitera pour faire venir deux de ses amis. Joe Dante, qu’il a rencontré en 1965 à l’époque où tous deux écrivaient dans le magazine Castle of Frankenstein et avec qui il avait monté The Movie Orgy, un montage fleuve (d’une durée variant entre 3 et 7 heures) de séquences de provenances diverses (extraits de films, d’émissions de télé, publicités, dessins animés…) que les deux compères projetaient dans les universités. Et Allan Arkush, que Davison a connu à l’université de New York. Jonathan Demme est déjà là, tout comme Paul Bartel, dont le premier long métrage, Private Parts (1972), a été produit par Gene Corman, frère de son frère, pour la MGM. John Sayles, Ron Howard (qui réalisera son premier film, Grand Theft Auto (1977), à 24 ans), James Cameron et quelques autres viendront plus tard.

 

Ces vagues d’arrivées vont radicalement transformer New World. Dans la première période de la compagnie, le travail était encore très compartimenté. Stephanie Rothman et Monte Hellman confessent n’avoir eu que peu de contacts avec les autres réalisateurs, loin de l’émulation et de la collaboration de l’époque précédente, lorsque Hellman, Coppola, Jack Hill et Nicholson réalisaient chacun une partie de The Terror (1963), film finalement signé par Corman. Mais Dante, Davison, Arkush, Kaplan se connaissaient déjà. Ils emploieront Dick Miller, échangeront leurs places derrière et devant la caméra avec Paul Bartel, lequel leur fera découvrir Mary Woronov, qu’il a fait venir de New York où elle avait joué dans les films d’Andy Warhol, et qui est loin de se sentir dépaysée. « Corman était un peu le Warhol de la côte ouest, estime-t-elle. Il a créé un endroit où les gens pouvaient faire de l’art, tourner des films différents, très sensibles à l’époque. Entre eux, il y avait beaucoup de points communs : s’il n’y avait pas de costumes, ils me demandaient de trouver quelque chose dans mon placard ; s’il n’y avait pas de vrai script, j’improvisais. »

 

A partir de 1974, Joe Dante travaille au département des bande-annonces, rapidement rejoint par Allan Arkush. Dans le même temps, en compagnie de Jon Davison, ils se font découvrir mutuellement leurs cinéastes favoris, voient des centaines de films. En vase clos, sans quitter New World, dans l’enthousiasme et l’anarchie. « A l’époque, New World était toute notre vie, se souvient Joe Dante. Quand vous travaillez pour Corman, il y a vous d’une part, le reste du monde d’autre part. » « Nous faisions aussi de la post-production, précise Allan Arkush. On cherchait la musique pour les films achetés par Corman aux Philippines. Tout ce qui arrivait, on le faisait. » Puis vient le désir de faire un film. Ce sera Hollywood Boulevard (1976), coréalisé par Dante et Arkush. A la fois bilan de la première époque de la compagnie (le film reprend le schéma des trois filles actives, girondes et court vétues), satire rigolarde du travail au sein de New World et documentaire à peine décalé sur ses moyens de production, ce film sur le bricolage cinématographique est aussi le plus bricolé des films – « Aujourd’hui, je ne peux pas regarder Hollywood Boulevard sans me dire que c’est un home movie », s’amuse Joe Dante. Les différents protagonistes aiment à rappeler la naissance du projet, le déjeuner que l’on dit fort alcoolisé au cours duquel Davison a proposé à Corman de faire un film moins cher que tous ceux qu’il avait déjà produit, mais avec encore plus de scènes d’action. Le duo disposera de 60 000 dollars et de dix jours. L’astuce de Dante et Arkush : réutiliser des séquences d’action d’autres films New World (Big Bad Mama, Death Race 2000…), en les insérant dans une histoire située dans le monde du cinéma. Ce qui oblige à quelques acrobaties pour relier les séquences tournées par le duo et celles prélevées, par exemple, sur un film de guerre philippin. « Nous savions qu’il nous fallait un certain nombre de plans, des gens qui tombaient d’un arbre, trois avec des tirs venant de la droite, tel ou tel type d’explosion… se souvient Arkush. Ma responsabilité était ensuite de tourner les plans correspondant, en faisant lancer une grenade dans telle direction, en tenant compte des angles. » Malgré l’importante différence de lumière entre les deux types de plan, le lien se fait, comme si les actrices de Hollywood Boulevard entraient en connection avec le film de guerre, débutaient en cinéma en agissant sur des images préexistantes. Ce film tient d’abord de l’exercice de recyclage amoureux. « L’un des sentiments que vous avez quand vous travaillez pour Roger, c’est que vous n’aurez peut-être jamais l’occasion de faire un autre film, souligne Dante. Alors j’y ai mis un Godzilla, des scènes inspirées de Mario Bava, et Allan y a ajouté un numéro de rock. » Dans le film, Paul Bartel interprète un réalisateur cormanien qui présente son projet ainsi : « Dans ce film, nous combinons le mythe de Roméo et Juliette avec des courses de voitures et un plaidoyer pour le contrôle international des armes nucléaires. »

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Alors se met en place une forme de travail collectif, en comptant sur l’enthousiasme que Corman excelle à générer. Daniel Lacambre se souvient d’un ouvrier employé à la construction des décors d’un film et qui est venu le trouver pour lui dire qu’il s’en allait : « Il m’a expliqué qu’il travaillait 24 heures sur 24 depuis une semaine et que, comme il n’était pas sûr de pouvoir continuer à donner le meilleur de lui-même à ce rythme, il préférait partir. Chacun était là pour prouver qu’il était capable de faire quelque chose. » Mais, dans l’école de cinéma de Roger Corman, les erreurs étaient tout à fait acceptées. A la grande surprise de certains de ses jeunes employés, qui étaient bien là pour apprendre. On raconte l’histoire de cet assistant rattrapé à la gare alors qu’il s’apprêtait à prendre la fuite parce qu’il avait malencontreusement voilé une pellicule.

 

« Les gens avaient plusieurs jobs, travaillaient sur deux, trois, quatre films à la fois. Parfois, comme Dante et Arkush, ils montaient les bande-annonces et, en même temps, étaient réalisateurs de seconde équipe sur un autre film, puis en montaient un troisième et, ensuite, pouvaient en tournait un », raconte Roger Corman. « Il n’y avait pas de limite à vos possibilités de changer d’activité, se souvient Joe Dante. Dans les limites du film, vous faisiez le travail de tout le monde, car il y avait tant à faire et si peu de personnes que l’on devait se multiplier. Après avoir travaillé pour Roger, vous possédez une bonne connaissance des différents métiers du cinéma, vous pouvez vous rendre sur le plateau et discuter sans mal avec les techniciens, parce que leur travail avait aussi été le vôtre. Un an après mon arrivée à New World, j’étais dans les rues en train de filmer. C’était l’école de cinéma de Roger Corman. Il s’est juste trouvé que les films que nous faisions étaient destinés aux drive-in. Mais ils étaient vraiment distribués, pas juste abandonnés sur une étagère – ce qui était également terrifiant car vous vous retrouviez avec une équipe de gens qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient, tournant un film beaucoup trop élaboré pour le budget dont vous disposiez. Oh, mon dieu, que va-t-il se passer quand les gens verront vraiment ce film ? »

 

La plupart du temps, les projets venaient de Corman lui-même, qui choisissait parfois le titre (qu’il lui arrivait de tester auprès de spectateurs potentiels), parfois le sujet. « Il était rare que quelqu’un réussisse à mener à bien un projet qui lui tenait à cœur. Roger se souvenait de The Intruder [1962] et leur disait : “J’ai réalisé un film personnel une fois, et c’est le seul qui a perdu de l’argent” », raconte Joe Dante. « Il n’y avait pas de cahier des charges officiel, insiste Corman, mais il était entendu que nous avions certaines techniques et certaines façons de filmer. Il n’y avait pas de règles en tant que telles, mais tout le monde connaissait les éléments que j’aimais trouver dans les films… » Après la période des sous-genres, les succès s’enchaînant, New World peut augmenter – légèrement, cela va de soi – ses budgets et ses temps de tournage. Et Corman décide de rebondir sur les triomphes du box-office. Les Dents de la mer et Saturday Night Fever déplacent des foules ? New World produira Piranha et Rock ‘n’ Roll High School. A Dante, féru de films d’horreur, le premier. A Arkush, fanatique de rock, le second, l’histoire, traitée à la manière d’une comédie de Tashlin, d’une révolte de lycéens. Pour ce film, Arkush fait appel aux Ramones, fameux groupe punk new-yorkais. Selon l’éthique punk, peu importe que vous ne maîtrisiez pas votre instrument : l’essentiel est de jouer vite et fort. Un peu comme on filmait chez New World.

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Lorsque, convaincu qu’il s’agit d’un projet idiot, Dante tourne Piranha, il y glisse, dans un laboratoire, une petite créature monstrueuse qui annonce les gorgonites de Small Soldiers tout en ayant valeur d’hommage à Ray Harryhausen. Et l’on se débrouille sans scrupule : pour obtenir le prêt de véhicules militaires, Dante et son scénariste John Sayles livrent deux versions du script, la véritable et celle, nettement moins subversive, qui sera montrée à l’armée. Une façon de travailler en hors-la-loi, toujours à la limite. « Si l’on voulait tourner quelque part sans autorisation, on se rendait sur les lieux, on s’installait et on se mettait simplement à filmer, s’amuse Joe Dante. Au sein de l’équipe, quelqu’un était chargé d’aller voir les flics lorsqu’ils arrivaient et de les tenir occupés jusqu’à ce que l’on ait fini et que l’on puisse partir. On volait des plans en plaçant des caméras à l’arrière des voitures, on allait à des concerts pour filmer le public et obtenir des plans de foule. Aujourd’hui encore, pour la plupart d’entre nous, l’économie reste importante. Tout ce que vous faites pour réduire le plan de travail est au bénéfice du film. Si vous pouvez faire une chose pour moins cher que prévu, vous disposerez de plus d’argent pour la suivante. Tout cela, on l’a appris de Roger. »

 

Petite compagnie, New World n’en est pas moins devenu le plus gros des indépendants américains. Et l’approche de Corman n’est pas si éloignée de celle des patrons de studios des années 30 et 40, moguls qui étaient des hommes d’affaires mais qui connaissaient et aimaient réellement le cinéma. « Mes réalisateurs disposaient d’une grande liberté, probablement plus importante que des cinéastes en aient jamais eue à Hollywood », souligne Corman. Qui était cependant très impliqué dans la pré- et la post-production. D’où des conflits parfois violents. A l’époque de Death Race 2000, les rapports entre Paul Bartel et Corman ne furent pas des plus cordiaux. « Roger était très instable pendant le tournage, se souvient Bartel. Un jour, il voulait que ce soit drôle ; le lendemain, l’humour gâchait tout et il fallait faire un film d’action. Il a supprimé des gags en coupant leurs chutes, qu’il trouvait irréalistes, trop cartoonesques. Roger me rendait fou mais c’était une expérience très stimulante. La plupart du temps, il nous laissait faire ce que nous voulions jusqu’à la première version du montage, puis il le regardait et se rendait compte que le réalisateur l’avait “trahi”. Alors il le virait, coupait des plans par ci par là, replaçait au début une scène de la fin… Et le film était “sauvé”. » D’autres réalisateurs ont connu des épreuves similaires. Mais Joe Dante se plaît à relativiser leurs difficultés : « Il y avait bien des problèmes, mais quand vous entendez un réalisateur se plaindre que Roger Corman a saboté son film de femmes en prison… »

 

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Autre expérience douloureuse : celle qu’a vécu Monte Hellman avec Cockfighter (1973), son unique réalisation pour New World. « Roger a été choqué par la terrible réaction qu’a provoqué le sujet, raconte le cinéaste. Il pensait que les gens s’y intéresseraient et que les combats de coqs en feraient un film d’exploitation. Mais les propriétaires de salles et la presse l’ont très mal reçu. Roger a alors retiré le film de l’affiche et tenté d’en dissimuler le sujet. Il l’a transformé seul, a coupé une scène que j’aimais beaucoup, ajouté des séquences de rêves et des extraits d’autres film, l’a rebaptisé Born to Kill et a tenté de le faire passer pour un film d’action. J’étais en colère, je pensais que cela ne changerait rien et, effectivement, cela n’a rien changé : les gens ne sont pas idiots, tout le monde savait que c’était un film sur les combats de coqs. » Cet exemple malheureux est typique de la méthode Corman : le film n’est pas sacré, son auteur n’est pas intouchable. Un réalisateur pouvait en remplacer un autre, des séquences d’un précédent succès être ajoutées pour muscler un film. New World était à la fois le lieu d’un travail collectif (le film passe avant ceux qui le font) et celui où parachever sa formation. « C’était quelque part entre débuter professionnellement et continuer à aller dans une école de cinéma, estime Corman. Vous gagniez votre vie et, en même temps, vous appreniez. Peu à peu, vous vous révéliez, et vous pouviez ensuite devenir un auteur. »

 

Un auteur comme ceux dont New World a distribué une dizaine de films : Bergman, Fellini, Truffaut, Resnais. « Je n’ai pas acheté ces films dans le but de faire des profits, insiste Corman. Tout allait bien pour nous et je me disais que ces films allaient être distribués soit par des majors, qui ne sauraient pas vraiment comment les vendre, soit par de très petites compagnies qui n’avaient pas les moyens de bien les distribuer. » A l’issue de sa distribution dans les salles d’art et essai, Cris et chuchotements a eu droit à une seconde carrière dans les drive-in. « Tout le monde me disait que c’était impossible, jubile Corman, mais je l’ai fait à l’automne, à la fin de la saison des drive-in. Je suis fier de dire que nous avons eu des résultats dans la moyenne. Pas extraordinaires, mais les propriétaires de drive-in étaient très satisfaits. Et Bergman m’a écrit pour me remercier : il était heureux que son film ait été vu par un public différent. »

 

Mais tous ne sont pas intimement convaincus des bonnes intentions de Corman. Ainsi de la dimension politique des films qu’il a produits – que, selon Jon Davison, « Corman n’aurait de toute façon pas pu éviter, vu les gens qui travaillaient pour lui ». Le plus critique est à nouveau Paul Bartel : « Ce n’était qu’un hypocrisie, une question d’image. Le plus ironique est que, dans le bureau de Roger, on trouve plusieurs affiches de mai 68. Dont une qui dit : “Le patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui”. C’est l’exact contraire de sa philosophie, qui serait plutôt : “Le patron n’a besoin de personne, n’importe qui est remplaçable”. Si vous insistiez pour avoir une partie des profits, il vous jetait de son bureau. C’est un ultra-capitaliste. »

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Au début des années 80, les budgets augmentent, mais le bricolage inventif se poursuit. Ecrit par John Sayles et réalisé par Jimmy Murakami, avec l’ambitieux James Cameron à la direction artistique, Battle Beyond the Stars, transposition dans l’espace des Sept Samouraïs, est réalisé en 1980 pour quatre millions et demi de dollars. Le tournage débute dans une ancienne menuiserie transformée en studio de cinéma. Une seule salle, pas de hauteur donc pas de passerelle pour déplacer les projecteurs : il faut trouver une solution pour éclairer le plateau. Daniel Lacambre, directeur de la photographie, propose à Corman de fixer 3000 lampes au plafond, reliées à un ordinateur qui permet d’en régler l’intensité en fonction des décors. Mais, pendant le tournage, il pleut énormément, l’eau pénètre dans le studio, coule le long des murs, fait régulièrement exploser des lampes. « Corman a toujours été comme ça, juge Lacambre. Comme il avait un studio, il s’est dit qu’il pouvait tout y faire. Mais c’était intéressant : c’était un défi permanent. »

 

Pour les cinéastes, Corman était un père, ou un professeur, et le passage par son « école » n’était qu’une étape avant de voler de ses propres ailes. Ce que celui-ci ne se contentait pas d’accepter mais allait jusqu’à encourager. « Celui qui fait trois films pour moi n’a aucun talent », a-t-il dit un jour. Mais tous ne sont pas parvenus à se faire une place à Hollywood. Pour un Jonathan Demme multi-oscarisé, un Ron Howard recentré dans le cinéma commercial et un James Cameron devenu le roi d’Hollywood, beaucoup se sont cassés les dents aux portes des grands studios. Stephanie Rothman, après quelques films cormaniens sans Corman, écrits et produits avec son mari Charles Schwartz, n’a pas tourné depuis 1974 – « Le fait que j’aie tourné des films d’exploitation semblait dissuader les responsables des studios », constate-t-elle. Monte Hellman a vu ses projets successifs s’effondrer au dernier moment – « comme une mariée qui se rend à l’autel mais dont le fiancé ne vient pas » –, a fait du montage, se consolant avec des commandes comme Silent Night, Deadly Night III : Better Watch Out (1989), film d’horreur tourné en se souvenant des leçons de Corman. Jon Davison, de son côté, continue à produire des films dans l’esprit New World, tels Robocop et Starship Troopers de Paul Verhoeven, mais avec des budgets bien supérieurs. « C’est toujours un combat pour obtenir l’argent nécessaire, explique-t-il. A New World, on faisait sept ou huit films par an et on en achetait trois ou quatre autres, mais à présent, cela prend des années. Sept films, aujourd’hui, c’est toute une œuvre pour un cinéaste. Il n’y a plus de films d’exploitation à petit budget, vous ne pouvez plus faire que des petits films indépendants d’art et essai ou des films d’exploitation à gros budget. »

 

Reste une issue : la télévision, où nombre des cormaniens se sont fait une place. Jonathan Kaplan est aujourd’hui l’un des producteurs de la série Urgences, dans un épisode de laquelle il a confié un rôle à Dick Miller. Le même Miller a joué dans un épisode de Snoops, la nouvelle série de David Kelley (Ally McBeal, The Practice), mis en scène par Allan Arkush qui, de séries (Clair de lune, Fame, Dawson) en téléfilms, est devenu l’un des réalisateurs les plus cotés de la télévision américaine. Dans l’un des deux épisodes d’Ally McBeal qu’il a réalisés, Arkush a offert un petit rôle à Paul Bartel, qui pourrait aussi en mettre en scène un épisode, après avoir travaillé sur la série Clueless. De son côté, Mary Woronov, passée derrière la caméra, a tourné des téléfilms érotiques pour la chaîne cablée Showtime, en attendant de mener à bien un projet sur Warhol. Joe Dante, quant à lui, à l’exception des tensions apparues lors du montage de The Second Civil War, n’a que des bons souvenirs de la télévision, sur la série Eerie, Indiana ou le téléfilm Runaway Daughters. Autant d’exemples qui viennent conforter l’hypothèse selon laquelle c’est à la télé que s’est réfugiée la série B à la fermeture des drive-in

 

Malgré le changement d’époque, Roger Corman n’a pas renoncé. A travers sa compagnie Concorde-New Horizons, qui a succédé a New World qu’il a vendu en 1983, il produit plus de films que jamais, mais seuls un quart d’entre eux sortent en salle, les autres devant se contenter d’une diffusion télé ou d’une distribution directement en vidéo. « La distribution est aujourd’hui beaucoup plus dominée par les majors que ce n’était le cas dans les années 70 », regrette Corman. Qui, s’il se veut optimiste quant à l’avenir de ses jeunes réalisateurs, doit reconnaître que leur avenir reste incertain. « A l’époque de New World, rappelle Jon Davison, le film sortait en salle, il obtenait des critiques, ses recettes étaient publiées dans Variety, les dirigeants des studios lisaient tout cela et décidaient de rencontrer les réalisateurs, ce qui lançait leur carrière. Ceux qui ont travaillé avec Corman dans les années 70, aussi mauvais soient-ils, ont tous eu une carrière. Nous étions au bon endroit au bon moment. »

 

Propos d’Allan Arkush, Paul Bartel, Roger Corman, Joe Dante, Jon Davison, Monte Hellman, Dick Miller, Stephanie Rothman et Mary Woronov recueillis à Locarno en août 1999.

Propos de Pierre Cottrell et Daniel Lacambre recueillis à Paris le 3 novembre 1999.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°541, décembre 1999)

Erwan Higuinen

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