La vieillesse dans le jeu vidéo

Graveyard

Les seniors restent extrêmement minoritaires parmi les stars vidéoludiques. Au fil des années, un certain nombre de figures emblématiques se sont pourtant imposées, du vieux sage au savant fou. Et si leurs rôles récurrents autant que leurs absences nous en disaient en fait beaucoup sur notre rapport à l’âge et au jeu vidéo ?

Les études sont formelles : l’âge moyen des joueurs ne cesse d’augmenter. On ne peut pas en dire autant de celui des héros de jeux vidéo. En 2009, un chercheur de l’Université de Californie du Sud était arrivé à la conclusion que la proportion de personnages âgés dans les jeux dépassait à peine 1%. On aura beau éplucher les plannings des éditeurs, on n’y trouvera d’ailleurs pas trace d’un GTA : Panique à la maison de retraite ou d’un Grand-père Mario World. Et si, après Ms Pac-Man et Jr Pac-Man, le glouton jaune star des années 80 a eu droit à son Grandpa Pac-Man, ce n’était qu’une version amateur (et délibérément ralentie) du jeu parue en 1998, soit bien après son heure de gloire. Les personnes âgées ne sont pourtant pas totalement absentes des jeux vidéo.

ShunDi

Let’s fight !

Il existe un genre où les seniors ont assez vite conquis une place de choix alors même qu’il ne semblait pas proposer le registre le plus propice à leur épanouissement ludique : le jeu de baston. Officiellement âgé de 52 ans dans le premier Tekken mais septuagénaire depuis le troisième, Heihachi Mishima est un combattant emblématique de la saga de Namco – dans laquelle officie une partie non négligeable de sa descendance. Egalement présent dans plusieurs jeux dérivé (Death by Degrees, Street Fighter X Tekken…) ou en guest-star dans Soul Calibur 2, ce virtuose des arts martiaux doublé d’un capitaine d’industrie mal intentionné est le principal « méchant » de la série et le boss final de deux épisodes. Mais il n’en est même pas le vétéran puisque son propre père, Jinpachi Mishima, s’est vu confier le même rôle dans Tekken 5. Le fringant ancêtre, dont la moustache, la barbe et les favoris semblent avoir fusionné afin de lui permettre d’arborer de très élégantes cornes en poils derrière la tête, affiche 108 printemps au compteur. Chez le voisin Soul Calibur, c’est aussi un grand ancien que le joueur aime haïr avant de l’envoyer au tapis. Si, sur le papier, le pirate démoniaque à barbe blanche (qu’il rase de temps en temps) et aux pectoraux d’acier Cervantes de Leon n’a qu’une petite cinquantaine d’années, on lui en donnerait bien davantage. A voir son visage, en tout cas, car il ne faut pas compter tirer profit des ravages de l’âge pour le vaincre aisément. Un peu dans le même esprit que les peintures du Moyen-Age où les enfants étaient représentés comme des adultes miniatures, les vieux combattants Namco ne sont au fond que des jeunes avec des rides et des cheveux blancs. Et des gars vachement costauds, on peut en témoigner.

Le bagarreur du troisième âge prend aussi d’autres formes. Chez SNK, de Fatal Fury à The King of Fighters, Tung Fu Rue, né en 1924 selon sa bio officielle, joue plutôt le rôle du vieux sage, de l’homme qui se distingue par son savoir et n’hésite pas à le faire partager (aux frères Bogard, notamment, qu’il a élevés). Shun Di de Virtua Fighter inaugure une autre posture, celle du vieil excentrique. La spécialité de ce phytothérapeuthe chinois : le « drunken kung-fu », soit la baston en état d’ivresse, imprévisible et burlesque, étonnamment efficace. Trois figures clés émergent ainsi du jeu de combat : le méchant, le sage et le fou. On les recroisera fréquemment, et souvent combinées, dans d’autres genres.

Dahlia

Vieux à faire peur

Si l’on part du principe qu’historiquement, le joueur est jeune, rien d’étonnant à ce que le vieux soit l’autre par excellence : celui qui ne lui ressemble pas. Et que, du coup, ce soit souvent par lui que les ennuis arrivent. L’histoire du jeu vidéo ne manque pas de sorcières grisonnantes, au nez crochu et au menton interminable, depuis celle qui, en 1985, chevauchait son balai dans le ciel de Cauldron (et nous fixait d’un regard vicieux en touillant sa potion répugnante sur la pochette du jeu). Mais l’âge n’est, si l’on ose dire, qu’une circonstance aggravante – qui se soucie de savoir si, sous son chapeau pointu dans Banjo-Kazooie, l’infâme et néanmoins rigolote Gruntilda a plutôt 30 ou 80 ans ? C’est un peu la même chose avec les magiciens, du Merlin de Gauntlet à ceux de la saga Elder Scrolls ou de Dragon Age : la longue barbe blanche est un élément pittoresque mais facultatif de la panoplie et la vieillesse une caractéristique parmi d’autres, un élément qui s’impose plutôt en raison d’une tradition iconographique que d’une spécificité profonde du personnage. Son équivalent moderne serait le savant plus ou moins fou qui, comme la sorcière, utilise à l’occasion les compétences acquises grâce à son génie et/ou son expérience à des fins malfaisantes. Le duo de Mega Man est significatif. A ma droite, le Docteur Light, visage rond, barbe et cheveux blancs. C’est le bon scientifique, le gentil papi qui a créé le petit androïde et en prend soin, qui s’inquiète pour lui – l’attachement est réciproque. A ma gauche, le Docteur Wily, sec, nerveux, avec ses deux touffes de cheveux gris qui lui font comme des ailes de chauve-souris assorties à sa moustache autour de son crâne dégarni. Lui ne rêve que de conquérir le monde grâce aux robots guerriers qu’il a fabriqués. Entre les deux grand-pères de BD, le cœur de l’enfant joueur balance.

Mais, soudain, voici venir le temps du doute. Est-ce que c’est le grand âge qui rend fou ou, au contraire, la perte de la raison qui fait vieillir précocement ? Dans Silent Hill, Dahlia Gillespie n’a que 46 ans mais, sous son voile, la démente aux pieds nus en paraît beaucoup plus. Elle est la mère de la pauvre Alessa et la grande prêtresse d’une secte démoniaque, la première responsable des terribles événements du jeu. Qu’elle traverse pourtant comme une ombre ambiguë, faisant mine d’aider Harry Mason au cours de son exploration traumatisante de la petite ville maudite. Son regard est celui d’une femme qui a vu l’au-delà et en est sortie transformée. Elle est passée de l’autre côté : elle n’a plus d’âge. Son vieillissement est le symbole d’autre chose.

Orca

Le temps de la sagesse

Les personnages âgés ne sont heureusement pas tous tordus à faire peur. Beaucoup d’entre eux se révèlent même des figures immensément positives. Ce sont les gourous, sages et autres maîtres pétris de connaissances, si nombreux à voler au secours du joueur – ou à lui soumettre des devinettes plus ou moins tirées par leurs cheveux blancs – qu’il serait impossible de tous les mentionner. Mais certains sont particulièrement mémorables. C’est le cas du trio de Chrono Trigger dont les membres, dans les versions occidentales du jeu, empruntent curieusement (à peu de choses près) leurs noms aux Rois Mages bibliques : Gaspar, Melchior et Belthasar. Leurs domaines de compétence respectifs : le temps, la vie et la raison. La saga Final Fantasy ne manque pas non plus de vieillards marquants. Dans l’épisode IV, le mage caractériel Tellah, qui est un personnage jouable, a oublié bon nombre de ses anciens sorts avec les années. Mais, loin de se satisfaire d’un rôle distant, il se jette dans l’arène et son sacrifice sera l’un des moments forts de l’aventure. Bugenhagen, 129 ans, ne survit pas non plus à Final Fantasy VII. Mais ce vieillard savant et un rien excentrique doté du pouvoir de lévitation, bien que plus en retrait, joue lui aussi un rôle clé.

La saga Zelda regorge également d’éminents personnages âgés, de Rauru, sage de la lumière d’Ocarina of Time, à ses homologues de Twilight Princess en passant par les sept sages mythiques d’A Link to the Past dont le barbu Sahasrahla, doyen du village Cocorico, est un descendant. La personne âgée, ici, fait figure d’intermédiaire entre l’humain et le divin, de passeur, voire de modèle. Sans parler du vieil homme et de la vieille femme dépourvus de noms et disposés, sous certaines conditions, à porter assistance à Link, que l’on peut croiser au détour d’une ville ou d’un donjon dans les premiers Zelda. Mais le vieillard, c’est aussi plus simplement celui qui a eu le temps d’apprendre et qui peut désormais enseigner, qui est arrivé au terme du parcours initiatique dans lequel s’engage le joueur (ou qui en a franchi suffisamment d’étapes) et est désormais en mesure de nous transmettre un peu du savoir acquis. Logique, donc, qu’Orca, le maître de combat de The Wind Waker, ne soit pas né de la dernière pluie.

Cranky

Quand il n’est pas en contact avec les forces de l’au-delà, le vieux sage prend d’ailleurs souvent la forme, en particulier dans les jeux japonais et pas seulement dans leur branche baston, d’un expert en arts martiaux ou, plus généralement, d’une sommité volontiers secrète. Au cours de sa délicate enquête sur la mort de son père dans les deux Shenmue, notre camarade Ryo Hazuki en rencontre un nombre conséquent. Il y a Jianmin Tao qui pratique le Tai Chi dans un parc de Hong-Kong, Zhoushan Xuan qui entraîne ses étudiants ou la gardienne d’appartements Guixiang Lee, sans parler du marchand d’antiquités Master Chen qui livre à Ryo des indices essentiels pour la suite de son aventure. Plus tard, c’est un autre ancien, Yuandha Zhu, qui le mettra sur la voie. Dans une large mesure, le senior est ici une énigme, une incarnation des mystères sur lesquels repose le jeu. Son visage parcheminé recèle des messages cryptés.

Donkey Kong Country propose une version plus comique du sage bien informé. Cranky Kong, le patriarche grognon de la famille primate, donne des conseils au joueur, sous réserve que celui-ci lui fournisse un nombre déterminé de bananes dans le deuxième épisode. Mais il lui arrive aussi de nous faire part de sa façon de penser : selon lui, les jeux vidéo ne sont vraiment plus ce qu’ils étaient. Les développeurs de Rare ont révélé sa véritable identité : il s’agit du gorille du tout premier jeu d’arcade Donkey Kong que le passage du temps n’a pas laissé indemne. Si le personnage âgé est le témoin d’un autre temps, c’est ici, de manière assez subtile au-delà du clin d’œil, un dialogue avec une autre époque du jeu vidéo lui-même qu’il introduit dans Donkey Kong Country, et en particulier du genre plateforme dont il personnifie le passé.

Attention quand même : les intentions des vieux maîtres ne sont pas toujours si claires. Ancien mentor de la jeune Lara Croft, l’archéologue allemand Werner Von Croy, possédé par un esprit malin, deviendra pour elle un féroce adversaire dans Tomb Raider : La Révélation finale. Et même Nathan Drake, dans la série Uncharted, se sent par moments gagné par le doute face aux agissements étranges de son vieil ami Sully. Fringant sexagénaire, le chasseur de trésors aux cheveux gris et à la moustache bien taillée ne serait-il pas sur le point de le trahir ?

Passage

Devenir vieux

Victimes, témoins, arbitres ou simples connaissances, les plus âgés des personnages de jeux vidéo sont cependant surtout des habitués des seconds rôles, nettement en marge de l’action. Ce qui n’empêche pas de s’attacher au très sympa Goompa, grand-père d’un petit Goomba rêvant d’aventure qui accompagne le plombier bondissant dans Paper Mario, ou à Papy Champi qui, depuis son apparition en intendant du Royaume Champignon chargé d’accompagner Peach en vacances dans Super Mario Sunshine, est devenu un personnage récurrent des jeux Nintendo, des Mario & Luigi aux spin-offs sportifs.

Il faut dire que la question même de l’âge a longtemps eu des allures de tabou pour le jeu vidéo. Quelle surprise de découvrir un Solid Snake certes quadragénaire mais en proie à un vieillissement accéléré et affaibli en conséquence dans Metal Gear Solid 4 : Guns of the Patriots ! D’autant que la condition physique du héros y influe de manière directe sur le gameplay. D’ailleurs, quoi de plus traumatisant, dans une vie de joueur, que de s’entendre dire par ce maudit Docteur Kawashima dont on avait pourtant studieusement suivi le Programme d’entraînement cérébral que l’on possède le cerveau d’un octogénaire ?

Plusieurs jeux ont cependant eu l’audace de s’attaquer à la problématique du vieillissement et plus généralement du temps qui passe. Depuis Les Sims 2, les petites poupées qui s’agitent sur nos écrans ne s’arrêtent plus à l’âge d’adulte. Elles deviennent seniors et, un jour, meurent. Est-ce plus ou moins traumatisant que de perdre ses Sims dans un incendie de cuisine ? Les avis sont partagés et, heureusement, nos aînés disparus reviennent sous forme de fantôme. Mais ne sont plus des personnages jouables et, donc, ne nous appartiennent plus. Cette angoisse a été traitée de manière plus frontale par le jeu indépendant. The Graveyard, du studio belge Tale of Tales, nous fait diriger une très vieille femme qui marche en s’aidant de sa canne. Elle longe les tombes d’un cimetière, va s’assoir sur un banc, se relève, refait le chemin en sens inverse, et la partie s’achève. La version payante ajoute un élément supplémentaire : la possibilité de mourir à tout moment. C’est une expérience unique, par son rapport au temps, flottant et fuyant à la fois, et le sentiment de fragilité qu’elle transmet au « joueur ». Dans le même esprit, le délibérément primitif Passage de l’Américain Jason Rohrer est encore plus radical. Notre personnage y progresse de la gauche vers la droite de l’écran au milieu d’une bouillie de pixel, fait éventuellement une rencontre qui débouchera sur un mariage, progresse un moment accompagné, puis se retrouve veuf et meurt au bout de cinq minutes. Le game over est pétrifiant.

HarmanSmith

Et nous ?

Dans un registre plus commercial (encore que…), Killer 7 présente un point de vue presque aussi radical sur la question du grand âge. Au terme du jeu de Goichi Suda et Shinji Mikami, le joueur réalise – même s’il n’a pas tout saisi du scénario éperdument alambiqué – que les différents tueurs qu’il a eu l’occasion de contrôler sont en fait les personnalités multiples du vieux Harman Smith, coincé sur son fauteuil roulant. Ce qui pourrait bien faire de ce dernier l’alter ego le plus surprenant (et pervers ?) qui nous ait jamais été offert. Si le jeu est une activité mentale, une démultiplication savamment orchestrée et néanmoins un rien désordonnée des souvenirs, désirs, obsessions, traumatismes de l’homme que l’âge a rendu immobile, qu’est-ce que cela peut bien dire du joueur ?

Dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, le héros conserve chez lui un tableau le représentant sur lequel viennent s’imprimer les marques du temps. Un portrait qui, dans le roman, vieillit à sa place pendant qu’il conserve intacte la beauté de sa jeunesse. Dans une large mesure, le jeu vidéo est comme un portrait de Dorian Gray inversé : pendant que le joueur prend de l’âge, Mario, Sonic, Lara Croft et Nathan Drake gardent l’énergie et la grâce de leurs plus belles années. Si, malgré toutes les tentatives, les seniors ne représentent que 1% des personnages de jeu vidéo, c’est peut-être pour cette raison-là : notre rôle pourrait bien être de vieillir à leur place dans l’ivresse de leur éternelle jeunesse.

(Paru dans IG n°20, juin-juillet 2012)

Erwan Higuinen

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