La machine à repriser le temps

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Le jeu vidéo crée un rapport très particulier au temps. Parce que sa logique est celle de l’action, toujours au présent. Parce qu’il est généralement possible, pour le joueur, de revenir en arrière et de corriger ce qu’il a mal fait la première (ou la deuxième, la troisième, la douzième) fois. Et parce que l’intérêt de l’expérience en découle directement

Ce temps n’est pas tout à fait le nôtre. Pourtant, il semble nous accueillir comme aucun autre. Nous chevauchons à travers plaines et forêts, en quête du lieu où le jeu souhaite nous emmener et où notre arrivée enclenchera un nouveau mécanisme, provoquera un événement, relancera le récit, nous présentant éventuellement un nouvel objectif, une nouvelle énigme, un nouveau défi à relever. En attendant, nous flottons dans un entre-deux temps, incertain, inquiétant, voluptueux. Progressant dans la direction qui nous est indiquée, ou pas, car rien n’empêche de faire demi-tour. Ou de s’arrêter, de faire descendre notre personnage de cheval et de tourner la tête pour regarder, pensif, les montagnes qui se dessinent au loin.

Ce pourrait être une phase de jeu d’un épisode de la saga The Legend of Zelda, de Shadow of the Colossus, de Red Dead Redemption, de Darksiders II. C’est, plus généralement, un type de moment révélateur de ce qui fait la spécificité du (ou des) temps vidéoludique(s) et qui, plus encore que des choix esthétiques bien réels de certains créateurs, découle de la nature même du médium interactif. Ce n’est pas le temps choisi de la lecture – si je pose le livre, si je laisse simplement mon imagination divaguer, le texte s’interrompt, le fil est momentanément coupé. Ce n’est pas non plus le temps subi du cinéma – quoi que je fasse, les images se succèdent, les séquences s’enchaînent, le récit progresse, et tant pis si je m’endors ou quitte la salle. Comme à mi-chemin entre les deux, le jeu vidéo installe une temporalité hybride, multiple. Que le joueur ne maîtrise jamais tout à fait mais qui, pourtant, dépend largement de lui.

Il existe deux états limites du jeu vidéo qui le voient flirter avec l’auto-destruction. D’un côté, la cinématique qui dure. Ces scènes non interactives, destinées à ponctuer l’aventure, à donner du sens à l’histoire ou, plus simplement, à récompenser le joueur sorti vainqueur d’une épreuve délicate en lui offrant un beau spectacle à sa propre gloire. Mais nous voilà alors de retour au cœur du temps cinématographique : le jeu vidéo s’éclipse – quitte à jouer de cette métamorphose, telle la série Metal Gear Solid où les phases réellement interactives sont parfois minoritaires. L’autre extrême, c’est la situation du joueur désespérément bloqué, qui se cogne au jeu comme à un mur. La difficulté aurait-elle été mal pensée ? Une imperfection du programme informatique rendrait-elle les choses (vaincre un monstre belliqueux, voltiger jusqu’à une plateforme surélevée, atteindre l’arrivée avant la fin du compte à rebours…) plus difficiles qu’elles ne devraient l’être ? Ou serions-nous tout bêtement victime d’une légère incompétence personnelle ? Le joueur enrage ou pleurniche, s’acharne ou éteint la console, balance à l’occasion sa manette à l’autre bout de la pièce. Rien n’y fait : dans tous les cas, le jeu n’avance pas, et il en est sorti. Le temps ne s’écoule plus mais se perd, comme absorbé par le tourbillon de nos échecs répétés. Entre ces deux écueils (qui sont aussi des motifs avec lesquels les game designers peuvent jouer) s’épanouit le temps du jeu vidéo, mixte, multiple, irrégulier.

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L’histoire nous attend

Ce temps peut paraître démesuré. Pour « terminer » un jeu vidéo ou du moins son aventure principale – car s’il possède un mode dans lequel les joueurs s’affrontent entre eux, il sera potentiellement sans fin –, il faut souvent y passer de 10 à 20 heures, parfois 50 heures, voire plus de 100 si l’on tient vraiment à voir tout ce que le jeu (de rôle, pour les plus longs) a à nous offrir. Une durée qui dépasse largement celle d’un film pour se rapprocher de celle d’une série télévisée – à titre de comparaison, une soixantaine d’heures « suffisent » pour regarder l’intégralité des cinq saisons de The Wire. Une durée telle qu’il est souvent impossible d’embrasser un jeu dans sa totalité : plutôt que de le conquérir, de se l’approprier vraiment, on le visite, on le traverse, on s’y perd même occasionnellement. Mais un jeu vidéo, justement, ne s’apparente pas à un bloc unique mais, plutôt, à une addition de lignes temporelles qui se suivent, se croisent et s’entremêlent. Certaines s’imposent à nous, d’autres sont à découvrir. Il y a l’autoroute, la départementale et le petit sentier dissimulé au fond des bois. Et, bizarrement, tout se passe en général comme si le récit principal se mettait en pause pour attendre le joueur flâneur ou adepte des quêtes et épreuves facultatives. C’est le paradoxe de Grand Theft Auto, d’Assassin’s Creed, de Fable et de tous les jeux à monde plus ou moins ouvert dans lequel le joueur est libre d’évoluer à sa guise. Sur la carte, un point rouge clignote. A l’écran, une flèche nous indique la direction que l’on devrait raisonnablement prendre. Et, contrôlés par la machine, les personnages secondaires qui peuplent cet univers ne perdent pas une occasion de nous le faire savoir : il y a urgence à se rendre en ce lieu pour mener à bien la prochain mission. L’avenir en dépend certainement. Mais si l’on choisit à la place de s’offrir une pause touristique ou contemplative dans cet univers fantaisiste ou singeant le réel, de faire les fous en voiture dans les rues de Liberty City ou des acrobaties sur les toits d’une Venise renvoyée à l’époque de la Renaissance, aucune conséquence grave n’est à redouter : les pantins qui peuplent ce monde continuent à s’agiter mais l’intrigue se fige. Le jeu vidéo est un médium étrange, multipiste, où le temps ne passe pas uniformément. On peut jouer au plus fin avec lui, créer sa propre durée. Et il l’acceptera bien volontiers.

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Un jour sans fin

C’est cependant d’abord dans le détail, à l’échelle de la séquence interactive voire de la collection d’instants, que le jeu vidéo instaure un rapport au temps vraiment particulier. Sa logique est généralement celle de l’apprentissage par l’échec. Je dois conduire Super Mario jusqu’à la sortie de ce niveau regorgeant de pièges (ennemis, gouffres, plateformes mouvantes…) ou manœuvrer de manière à ce que mon guerrier du futur survive à cet assaut extra-terrestre. Et si j’échoue ? Je recommence au « point de sauvegarde » précédent, c’est-à-dire au moment où, automatiquement ou sur une décision du joueur, l’état de la partie a été enregistré dans la mémoire de la console ou de l’ordinateur. D’où la possibilité de revivre ces quelques minutes ou secondes jusqu’à ce que nos actions soient enfin en adéquation avec ce qui est attendu de nous. C’est l’effet Un jour sans fin, le film de Harold Ramis dans lequel un présentateur météo interprété par Bill Murray revit sans cesse la même journée étant sans doute celui auquel le jeu vidéo est le plus souvent comparé. En oubliant un peu, parfois, que l’homme est tout près d’y perdre la raison.

Jeu indépendant américain, Super Meat Boy met en scène cette somme de présents alternatifs d’une manière originale. Lorsque le joueur est venu à bout d’un niveau, il peut assister au spectacle simultané des échecs qui ont précédé ce succès – lesquels sont généralement nombreux, le jeu étant d’une difficulté hors du commun. Sur le même écran, une multitude de petits blocs de viande – car c’est à cela que ressemble notre intrépide héros – prennent le départ. Deux ou trois ratent leur premier saut et tombent dans le vide, une poignée trépasse sur une scie circulaire, etc. A l’arrivée, il n’en reste qu’un. Cette superposition burlesque est une joyeuse transgression, la réussite ayant traditionnellement vocation à effacer les ratages auquel elle fait suite. Le succès des « speedruns » largement diffusés sur Internet, enregistrements par des joueurs de leurs parcours ultra-rapides et sans faute à travers Mega Man, Sonic ou encore Metroid, est là pour en témoigner. L’utopie paradoxale qui s’affiche dans ces vidéos virtuoses : ne plus exister en tant que joueur conscient de jouer mais se couler dans le rythme de la machine.

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Voyages dans le temps

Si l’ivresse de la séquence parfaite (en particulier dans les shoot’em up à l’ancienne, jeux de course et puzzle games) fait figure de Graal du gamer, le principe dominant reste celui de la reprise, dans les deux sens du terme. Le joueur reprend les choses à peu près là où elles en étaient avant son dernier game over mais aussi, tel un couturier appliqué, assemble mentalement a posteriori les fragments disjoints de son expérience de jeu. Il rapièce le temps. Et refait un niveau jusqu’à être pleinement satisfait de sa performance ou choisit de relancer telle ou telle sauvegarde d’un jeu – certains permettent d’en stocker plusieurs, à différents stades de l’aventure – comme en feuilletant un album photo dont chaque image pourrait le renvoyer réellement à l’époque dont elle est extraite. Parfois, même, il rejoue ce qu’il a réussi, juste pour le plaisir, parce que revivre ce temps enfin maîtrisé est aussi un plaisir.

L’événement n’est pas unique, pas définitif, mais voué à être sans cesse réitéré, dupliqué, corrigé. Certains jeux ont d’ailleurs intégré ce fait pour en faire l’un des moteurs de leur gameplay. C’est le cas notamment de l’un des épisodes les plus audacieux de la série japonaise Zelda : Majora’s Mask. La fin du monde approche. Dans trois jours, la lune viendra percuter la terre et tout sera fini. Mais ces trois jours, le jeu nous invite à les revivre en boucle en revenant systématiquement, lorsque la catastrophe est sur le point d’avoir lieu, au début du cycle de 72 heures virtuelles. Et, d’une tentative à l’autre, on apprend à connaître cet espace-temps dans lequel on ne fait que passer, mais à de multiples reprises. On se souvient où sera tel personnage à tel moment et, à notre prochaine visite, on saura comment répondre à ses attentes. Jusqu’à, finalement, sauver cet univers de la malédiction qui pesait sur lui parce que l’on en est arrivé à ne plus rien ignorer de son fonctionnement. Le rôle du héros redouble ici celui du joueur, vagabond en transit dans un monde et un temps qui ne sont pas les siens, mais aussi ouvrier infatigable s’activant sur la chaîne de montage des événements.

Prince of Persia : Les Sables du temps choisit une option différente. S’il échoue, le joueur obtient, sous certaines conditions, le droit de « rembobiner » l’action comme une cassette de magnétoscope. « Non, ça ne s’est pas passé comme ça », lui souffle la voix off du narrateur. La même possibilité est offerte par certaines simulations automobiles comme GRID, DiRT ou Forza : d’une pression sur un bouton de la manette, nous voilà revenu juste avant un virage mal négocié.
L’artifice du voyage dans le temps est une autre façon de prendre en compte cette logique. Jeu de rôle japonais, Chrono Trigger fait par exemple évoluer le joueur entre sept époques, de la préhistoire à un futur post-apocalyptique. A lui d’agir de telle sorte que ce qui devait arriver – c’est-à-dire le pire – n’arrive pas. Dans Final Fantasy XIII-2, le principe de rapports cause-conséquence à « réparer » est au centre de l’aventure mais avec, cette fois, une sorte d’arbres des possibles abritant plusieurs versions de la réalité sur lesquelles le joueur ira successivement se poser. Mais c’est aussi, dans une certaine mesure, le cas de tous les jeux à embranchements, dont l’intrigue varie en fonction de nos actes et décisions, tel Heavy Rain du Français David Cage. Selon notre perspicacité et notre habileté manette en main, l’assassin sera peut-être démasqué, mais peut-être pas. Tout peut finir très bien, très mal ou dans une sorte de zone grise intermédiaire. L’expérience est hachée et l’histoire, en morceaux. Le jeu vidéo est le médium par excellence de cette temporalité fragmentée.

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Un éternel présent

Au sein d’une même séquence de jeu, pourtant, seul le présent, la continuité semblent exister. Et si tout change autour de notre personnage, son évolution à lui ne va jamais de soi. Le cas des jeux de rôle, des premiers Dragon Quest à Skyrim, est emblématique. Alors même que l’idée centrale est qu’avec le temps, nos héros vont acquérir de l’expérience et, grâce à elle, développer de nouvelles capacités, devenir plus habiles ou, tout bêtement, plus musclés, le changement s’effectue comme en dehors du jeu. Lorsque l’un d’entre eux passe au « niveau » suivant, une petite cérémonie commence et le joueur est comme renvoyé au chiffrage de ses progrès. Parfois, il peut décider d’ajouter à son guerrier fraîchement promu un point supplémentaire dans la rubrique attaque, défense ou magie. Il est, quoi qu’il en soit, extrait de sa situation d’identification au personnage pour en devenir l’éleveur ou l’entraîneur. Je sors vainqueur du combat contre un monstre, je réussis à trouver un fabuleux trésor. Mais c’est mon chevalier ou mon mage, et pas moi, qui grandit, murit, évolue. Et qui vieillit à la manière de Link, notre alter ego dans un autre épisode de la saga Zelda, Ocarina of Time. L’aventure y est divisée en deux parties entre lesquelles, grâce à un instrument de musique magique, le joueur va multiplier les aller-retour. Dans la première, Link est un adolescent. Dans la seconde, il est adulte. Entre les deux, sept années sont littéralement hors-jeu.
C’est l’un des paradoxes apparents du jeu vidéo, médium où, dans sa version la plus « pure », le temps s’écoule sans ellipse ni montage mais qui ne peut se concevoir qu’au présent – quand bien même ce serait un présent parmi beaucoup d’autres. Le véritable changement est une rupture, un événement brutal. Nos héros n’ont pas droit à une croissance progressive : tel Mario gobant l’un de ses fameux champignons magiques, ils deviennent soudain grands, forts, beaux ou vieux. Et le jeu peut alors reprendre, et le temps repartir, dans un monde reconfiguré.

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Le temps retrouvé

Ainsi l’amateur de jeux vidéo se joue-t-il du temps, à moins qu’il ne soit lui-même le cobaye d’une bien curieuse expérience. Soudain, une vision. Dans (encore) un autre Zelda, Skyward Sword, deux époques cohabitent par moments dans la même séquence interactive : un présent aride et un passé verdoyant. L’artifice a d’abord une justification ludique – un mécanisme permet au joueur de faire basculer une seule partie de la zone d’une période à l’autre et de tirer profit des particularités architecturales qui en résultent pour remplir ses objectifs. L’effet de cette « couture » apparente n’en est pas moins saisissant : l’image porte la cicatrice, non du temps qui passe, mais du temps qui est passé, tout en affirmant implicitement que, pour le jeu vidéo, la distinction n’est pas vraiment un problème. Que, pour lui, il est toujours possible de revenir en arrière. Que le passé n’est qu’un présent en sommeil, prêt à s’éveiller.

Ça fait combien d’heures que tu es sur ta console ? Tu devrais arrêter, tu perds ton temps, s’entend dire le gamer. Mais non, répond-il doucement, ce temps n’est pas perdu. Au contraire : il est présent à jamais, il ne demande qu’à être retrouvé. Dans la plaine, le cavalier est descendu de son cheval. Où aller, maintenant ? Vers les montagnes, vers la ville ? Faire un choix, puis revenir en arrière, et en faire un autre, ou le même. Ou tout reprendre à zéro pour revenir au même endroit, en pensant à autre chose. La nostalgie n’a pas sa place ici, et le regret non plus. Ce temps mutant est celui de notre esprit affranchi.

(Paru dans Art Press 2 n°28, « Jeux vidéo, surfaces et profondeurs », février/mars/avril 2013)

Erwan Higuinen

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