Fumito Ueda

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Dans son esprit, tout commence par une image. Celle d’un garçon qui tient une fille par la main. Celle d’un minuscule personnage qui combat un géant. Pas par une idée de gameplay, non, ni un univers à part entière, un personnage bien défini ou des bouts de récit à développer : juste par une image, simple mais puissamment évocatrice, autour de laquelle tout va peu à peu s’organiser. Dans les (relativement rares) interviews qu’il a accordées à la presse : Fumito Ueda ne s’en cache pas : ses méthodes même de travail se distinguent sensiblement de celles de la plupart des game designers. « Pour Ico, expliquait-il en 2006 au site Computer and Video Games, mon but était de créer quelque chose de différent des jeux vidéo habituels. (…) Pour cette raison, j’ai commencé par remettre en question ce qui y était considéré comme “normal”. » C’est d’ailleurs l’une des choses qui frappent le joueur à l’heure de faire ses premiers dans l’un ou l’autre des jeux de Fumito Ueda : s’ils sortent effectivement de l’ordinaire, Ico et Shadow of the Colossus ne sont pas radicalement ailleurs mais au contraire bien ancrés dans la culture vidéoludique au sens large, avec ses figures types, ses environnements emblématiques, ses missions bien rodées. Mais Ueda la revisite d’une manière très particulière.

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Moins, c’est mieux

D’un côté, un château dont on explore les pièces une à une en déclenchant à cet effet divers mécanismes, en déplaçant des caisses, en allumant des torches, en faisant exploser des bombes. De l’autre, une immense plaine à travers laquelle on chevauche avant d’aller affronter de mémorables boss. Vous avez dit Zelda ? Par bien des aspects, la saga de Shigeru Miyamoto et d’Eiji Aonuma est la matrice des jeux de Fumito Ueda, un réservoir d’idées où le père d’Ico vient volontiers s’abreuver. Mais l’homme est éminemment sélectif et ne s’approprie que les éléments qui lui parlent. Ou, pour dire les choses autrement, il fait le vide autour de quelques idées, impressions et sentiments pour donner naissance à ses propres Zelda mutants.

Vis-à-vis de l’histoire du jeu vidéo en général et des aventures légendaires de Link en particulier, Ueda procède ainsi largement par soustraction. Il suffit pour s’en convaincre de comparer Shadow of the Colossus à Ocarina of Time. Pas de villages rigolos ou de tribus bigarrées chez Ueda mais un espace rendu à la seule nature, des plateaux,  des ravins, des montagnes, des forêts inhabitées où se fait surtout entendre le souffle du vent. Pas de quêtes secondaires mais un objectif foncièrement primaire (abattre tous les colosses), pas de diversions savamment orchestrées et, même, très peu d’indications à l’écran – Agro, l’Epona de Shadow of the Colossus, n’aura pas droit à ses carottes dopantes. On pourrait dire la même chose d’Ico, qui s’apparente à première vue à un donjon de Zelda géant – sans les villes, les prairies, les mini-jeux et les pitreries de ce cher Tingle.

Mais Ueda ne se contente pas de retirer ce qui, au vu de son projet, lui paraît superflu : il s’attache aussi à magnifier les éléments qu’il a soigneusement prélevés. L’exemple le plus révélateur se trouve à nouveau dans Shadow of the Colossus qui porte à un niveau inégalé l’exercice classique du combat de boss. Ici, ce n’est plus un aboutissement, une corvée ou un interlude entre deux phases d’exploration mais le cœur même du jeu, qui se résumerait presque à cette succession d’affrontements. Ico n’était de son côté pas le premier titre dans lequel le joueur se voyait confier la responsabilité de protéger un personnage qu’il ne contrôle pas. Mais jamais l’affaire ne s’était révélée à ce point centrale dans un jeu jusqu’à, là aussi, suffire quasiment à le définir.

Peu d’interactions s’offrent au joueur, peu de touches de la manette sont utilisées. Rien ne vient nous détourner de notre tâche, qui en devient vite obsédante. L’un des secrets de l’impact des jeux de Fumito Ueda est là : en retirant tout ce qui pourrait distraire le joueur, le game designer rend plus frappant ce qui, dans l’aventure, l’intéresse vraiment. La démarche est particulièrement subtile : sans jamais se faire insistant – voir la manière dont, contrairement à Ico, Prince of Persia (par des mouvements de caméra) ou Uncharted (en faisant scintiller les rebords à escalader) indiquent le chemin à suivre –, Ueda dirige, mine de rien, l’attention, le regard, l’émotion du joueur. C’est peut-être moins flagrant au sein du monde plus ouvert de Shadow of the Colossus, mais combien de fois a-t-on eu le sentiment de tomber par hasard sur le prochain colosse à affronter ? Chez Ueda, il n’y a jamais vraiment de hasard.

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Héros ou intrus ?

« Cet endroit est trop dangereux pour nous », tente d’expliquer le personnage principal d’Ico à Yorda, la jeune fille qui ne le comprend pas et qu’il vient de libérer de la cage qui la gardait prisonnière. Lui-même avait été enfermé dans un sarcophage (et dans la forteresse), en ouverture du jeu, par de mystérieux cavaliers. « Elle vit dans un autre monde que les garçons à cornes », s’entend-il dire plus tard à propos de sa fragile compagne. Dans Shadow of the Colossus, la fiancée de Wander, notre alter ego, a été « sacrifiée parce qu’elle était maudite ». Mais lui veut la faire revivre, ou en tout cas « récupérer son âme », quitte pour cela à pactiser avec les diables ou les dieux, rejetant les règles d’une société irrémédiablement invisible. Les héros de Fumito Ueda n’en sont pas vraiment, ou pas complètement. Ce sont des parias, des êtres rejetés ou fuyant, qui ne sont pas là où ils devraient être, qui ne font pas ce que le monde attend d’eux. Ils n’ont pas grand-chose de ces glorieux élus dont raffole le jeu vidéo traditionnel, ne sont que des intrus, des fauteurs de trouble. Ce pourrait n’être qu’un principe narratif un peu abstrait, qu’une touche de transgression qui nuancerait l’intrigue, mais ce rôle inhabituel des supposés héros transforme en fait profondément le rapport du joueur aux mondes imaginés par Ueda. Ces derniers ne veulent pas de nous ou, s’ils paraissent nous accepter, cela cache sans doute quelque chose – voir, en particulier, la fin de Shadow of the Colossus.

Est-on vraiment sûr de bien agir en s’appliquant à terrasser tous ces colosses ? La réponse est dans la mise en scène de leur chute, lente, funèbre, déchirante. Mais, déjà, au cours de chacun des affrontements, même des plus brutaux, Ueda travaille à instiller le doute. Ces créatures magnifiques, qui ne demandaient rien à personne et se contentaient d’occuper sagement leur petit territoire personnel, sont les vraies vedettes de Shadow of the Colossus. La contradiction est là : le jeu nous pousse à attaquer ces improbables bêtes sans jamais nous donner aucune raison de les haïr. Il est d’ailleurs probable que bien des joueurs prennent nettement plus de plaisir à observer leurs mouvements, alternativement brusques, souples et majestueux, ou à s’accrocher à leur fourrure qu’à leur enfoncer, par exemple, une épée dans la tête. Ô toi, monstre fabuleux, veux-tu bien m’emmener loin d’ici ? Mais, au fait, qui a dit que c’était toi, le monstre ? Et si c’était plutôt nous ?

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Avec le temps, va…

Si un auteur se définit d’abord par sa vision du monde, celle que véhiculent les jeux de Fumito Ueda est donc éminemment complexe sous leurs abords dépouillés. Mais leur rapport au temps est au moins aussi fascinant, que l’on pense à celui, incertain, délicatement mythologique, où prennent place ses histoires ou au rythme très spécial des aventures qu’ils nous invitent à partager. Dans les terres interdites de Shadow of the Colossus ou d’une salle à l’autre de la forteresse scellée d’Ico, le temps ne s’écoule pas d’une façon tout à fait ordinaire. C’est une matière dans laquelle on se love, que l’on habite au moins autant que ces lieux hostiles et pourtant mystérieusement familiers. Mais c’est aussi un adversaire féroce avec lequel le game designer ne nous permet pas de tricher. Pas de montage (si l’on ose une analogie cinématographique), d’avance rapide, de raccourcis, de confortable système de téléportation. Si, dans Ico, nous devons monter tout en haut d’un grand escalier, ça prendra le temps qu’il faudra. Lorsque, dans Shadow of the Colossus, nous chevauchons à travers des étendues désolées, l’action minimaliste dure parfois de longues minutes – seul le retour au temple, après chaque victoire contre un colosse, est immédiat.

Fumito Ueda ne redoute visiblement pas de susciter l’ennui, la lassitude chez le joueur. Ce risque constitue même une dimension essentielle de l’expérience qu’il propose, laquelle tourne résolument le dos à l’épopée, y compris lors des phases les plus spectaculaires. Cette manière de prendre très au sérieux le temps qui passe ou qui se traîne, les temps morts et celui qui nous tue, est l’une des composantes majeures du style Ueda. Rien de gratuit ou de malveillant ici : c’est ce qui rend, aussi, ses jeux si humains. Quoi de plus touchant que cet intervalle de temps où, dans Ico, la jeune fille hésite à sauter au-dessus du vide pour nous rejoindre ou, un instant plus tard, cette pause alors que, la tenant par la main, on s’apprête à la hisser à nos côtés ? Quoi de plus désarmant, dans les deux jeux, que ce délai entre le moment où l’on a reçu un coup et celui où l’on parvient enfin à se relever pour repartir au combat (et éventuellement voler au secours de Yorda) ? Là où tant de jeux s’attachent à satisfaire notre volonté de puissance, Ueda, lui, rend palpable notre fragilité.

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Si petits, si seuls ?

Et pourtant, on s’active. On court, on grimpe, on bondit. On se bat courageusement. Fumito Ueda exerce ses talents sur des genres bien connus : le jeu de plateformes, le jeu d’aventure, le jeu d’action. Mais, en choisissant l’épure, en ne conservant que leur squelette pour y déployer sa toile, il les gratifie d’une nouvelle perspective. Le château et les colosses sont immenses et nous sommes si petits : le vertige menace. Mais la lumière est parfois si belle et, oh ! Un lézard vient de passer sous cet arbre. Les moindres détails prennent une importance considérable dans ces monde asséchés, déshumanisés. Un oiseau dans le ciel, un bruit d’eau au loin. Et puis une ruine qui montre bien qu’autrefois, il y a sans doute bien longtemps, l’homme a vécu ici, aussi.

Le sentiment de solitude est paradoxal car, en ces lieux quasiment sans vie, le joueur est presque toujours accompagné. Par Yorda qui fait vibrer la manette de jeu lorsqu’on lui tient la main dans Ico. Par notre fidèle monture, Agro, dans Shadow of the Colossus, dont la disparition nous laissera inconsolable. Dans les deux jeux, la relation avec l’autre personnage, jeune fille presque humaine ou cheval dur au mal, est capitale. Leur présence à nos côtés et la crainte permanente qu’ils nous échappent donnent toute sa dimension au projet de Fumito Ueda. Dans ses univers envoûtants où les frontières entre l’animal, le minéral et le végétal se font incertaines, la question de la perte est centrale. Perte de notre humanité, de notre place dans le monde. Chaque fois que Yorda s’éloigne, qu’une ombre poussiéreuse s’extrait du sol pour l’entraîner loin de nos bras aimants, c’est le scénario de cette perte multiforme qui se rejoue devant nous, si volontaires et pourtant si faibles, si fébriles. Une perte qui, à la fois, a déjà eu lieu et est à chaque instant susceptible de nous foudroyer à nouveau. C’est ce qui donne son ambiance très particulière à l’œuvre de Ueda, radicalement différente de celle qui baigne la plupart des jeux reposant sur le même type de défis ludiques. L’atmosphère, chez lui, est irrémédiablement mélancolique. Quoi qu’il arrive, il ne saurait y avoir de victoire totale car quelque chose d’indicible, au-delà même de ce que les jeux nous montrent ouvertement (comme la mort de l’amie de Wander) semble s’éloigner de nous, peu à peu, sans retour possible.

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Au cœur de l’image

Tout avait commencé par une image. Une image qui pourrait être un tableau – la pochette d’Ico, dessinée par Ueda lui-même, s’inspirait d’une œuvre du peintre italien Chirico. Une image où s’unissent sans doute des souvenirs, des rêves, des films ou des vues de nature sous le soleil ou la pluie battante. On connaît déjà la prochaine : un enfant y figure aux côtés d’une gigantesque créature chimérique pourvue de plumes, de petites cornes et d’une très expressive tête de félin. Le jeu s’appellera The Last Guardian. Il est attendu avec ferveur.

Une image, donc. Le style Ueda, c’est une façon de lui donner vie (mais pas trop) en la rendant accueillante (mais pas trop non plus). De faire passer tout un enchevêtrement d’idées (pas forcément neuves) et de sentiments (pas nécessairement originaux) par le filtre de cette image. Et, ensuite de réinterpréter avec brio les standards du jeu vidéo qu’il a élus (les énigmes, les boss, l’exploration…) à la manière d’un musicien de jazz, en accentuant tel élément de la partition ludique, en négligeant volontairement tel autre, en adaptant le tempo selon son inspiration. Avec toujours, en tête, cette image fondatrice. Que le joueur, s’il est sensible à la beauté de l’exercice, ne risque pas davantage d’oublier.

(Paru dans IG n°20, juin-juillet 2012)

Erwan Higuinen

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