Qu’un jeune studio de développement français s’offre, en guise de tout premier jeu, une superproduction soutenue par l’un des plus grands éditeurs japonais a déjà de quoi surprendre. Mais quand, après vous avoir fait découvrir la saisissante réinvention futuriste de Paris dans laquelle prend place leur ambitieux récit, ses fondateurs vous présentent leur projet en évoquant pêle-mêle Philip K. Dick, 1984 – le jeu ne se déroule pas en 2084 pour rien –, Michel Foucault, Bayonetta, Gilles Deleuze, Inception et l’exploitation commerciale de l’intime par Google ou Facebook, le doute n’est plus permis : Remember Me, qui nous plonge dans un monde où le contrôle des souvenirs de chacun se révèle un enjeu central, est bien quelque chose de très spécial.
La prise en main de son héroïne, une jeune activiste du nom de Nilin, ne dépaysera pourtant pas les gamers nourris à l’Assassin’s Creed et à l’Uncharted. Mais c’est fait exprès. « Dès le départ, souligne le directeur créatif Jean-Maxime Moris, nous avions l’ambition d’utiliser les codes bien connus du jeu d’aventure-action pour ensuite les dépasser et proposer à la fois des thèmes de réflexion sur la société de contrôle ou les réseaux sociaux et de vraies innovations de gameplay. » Ces dernières sont de deux types. D’abord, un système de combat qui invite le joueur à élaborer lui-même sa palette de coups – ce qui pourrait effrayer les moins rompus au genre mais se révèle déjà en soi plaisamment ludique. Ensuite, les phases de « Memory Remix », d’étranges séquences en forme de cinématiques interactives dans lesquelles le joueur trafique les souvenirs de divers personnages afin qu’ils agissent ensuite selon ses propres intérêts. En faisant, par exemple, culpabiliser un adversaire (on l’amène à croire qu’il a tué une jeune femme) afin qu’il se tire une balle dans la tête, ce qui, avec le recul, fait un peu froid dans le dos.
« Quoi qu’on en dise, en science-fiction, on interroge le présent et on le pousse au maximum pour mettre les gens face à une réalité qui paraît caricaturale mais qui pourrait être la nôtre dans quelques dizaines d’années, assène le romancier Alain Damasio (La Horde du Contrevent, La Zone du dehors), scénariste de Remember Me. Tu dois ressentir un malaise en manipulant l’identité de quelqu’un comme ça. J’espère que le joueur sentira ce côté légèrement pervers, subversif et, du coup, s’interrogera de façon forte sur ce que c’est qu’une technologie intrusive. »
Damasio est l’un des cinq fondateurs du studio parisien Dontnod avec, outre Jean-Maxime Moris, le DG Oskar Guilbert, le directeur de production Hervé Bonin et Aleksi Briclot, illustrateur multicartes (jeux de rôle, bande dessinée…) en vue. C’est Briclot qui a conçu cet étrange Paris à trois niveaux : une zone de quasi bidonvilles très cyberpunk, un espace mixte où immeubles haussmanniens et stations de métro rappellent la ville d’aujourd’hui et de grandes tours plus classiquement SF. Sa démarche rejoint celles de l’écrivain et du game designer. « C’était très important de conserver des points d’entrée avec le Paris d’aujourd’hui pour que le joueur puisse se sentir en terrain familier, précise-t-il. Ensuite, à partir du moment où il est dans un état confortable, on peut l’emmener plus loin, ajouter des strates, dans l’épique, dans le grand spectacle. C’est un travail d’équilibrage, j’allais dire d’équilibrisme mais il y a un peu de ça. Si on en fait trop, si on met une fusée de l’espace qui fait 50 kilomètres de haut, on ne va pas y croire. Tout doit être cohérent, il faut que les choses semblent fonctionner. On a aussi toujours voulu garder en tête qu’on fait un jeu vidéo et se différencier de la French Touch des années 1990 et de ses jeux très beaux mais chiants à jouer. » Un écueil qu’en plus d’être beau et intelligent, Remember Me esquive fort élégamment.
(Paru dans Les Inrockuptibles n°914, 5 juin 2013)
Remember Me (Dontnod / Capcom), sur PS3, Xbox 360 et PC