Sur la terrasse d’un hôtel parisien, les journalistes spécialisés en jeux vidéo attendent fébrilement leur tour pour recueillir la parole du maître. Shigeru Miyamoto est leur Jean-Luc Godard, leur Bob Dylan. Souriant, le quinquagénaire juvénile arbore fièrement la médaille reçue la veille au ministère de la Culture, qui l’a fait « Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres ». « J’ai déjà reçu des prix au Japon, mais jamais rien de ce genre venant d’un gouvernement étranger. Je ne me suis jamais demandé si le jeu vidéo était un art, c’est une question dont la réponse ne me préoccupe pas vraiment. Ce qui m’intéresse, c’est d’affirmer – et cette récompense vient le confirmer– que c’est une culture et plus seulement une sous-culture, qu’il faut parler d’œuvres lorsque l’on parle du jeu vidéo et que celui-ci possède un univers à part entière. »
Cet univers doit énormément à Shigeru Miyamoto dont les créations, depuis le pionnier Donkey Kong (1981), ont régulièrement été à l’origine de profonds bouleversements dans la manière dont se pense et se pratique le jeu vidéo. Ses deux séries stars, nées il y a déjà 20 ans mais sans cesse enrichies, développées, réinventées depuis, s’appellent Mario et Zelda. Dans des contextes différents, elles témoignent du même perfectionnisme inspiré et généreux, de la même application à offrir au joueur des univers vibrants et cohérents, riches en secrets à découvrir et au sein desquels rien ne paraît jamais arbitraire ou accessoire. Des mondes merveilleux où le moindre élément semble à la fois doté d’une existence autonome (un peu comme dans les films de Hayao Miyazaki) et prêt à s’intégrer dans un dispositif ludique stimulant.
Game designer devenu producteur, Miyamoto supervise depuis une dizaine d’années l’essentiel des jeux Nintendo. S’il confesse un intérêt pour le récent Shadow of the Colossus, il admet sans gêne ne pas regarder de très près les créations des autres développeurs. « J’ai peut-être tort mais, en général, je fais mes jeux dans mon coin sans me préoccuper de se qui se passe autour de moi. Au cours de réunions de travail, on feuillette les magazines de jeux, on aligne les dernières sorties, et tout se ressemble un peu… Je n’ai pas envie de créer de jeux semblables aux autres. Je veux au contraire qu’ils s’en éloignent autant que possible, qu’ils soient plus originaux, plus amusants. »
Sa méthode pour y parvenir est d’une simplicité lumineuse. « Pour prendre l’exemple de Pikmin, j’avais en tête un jeu dans lequel il faudrait gérer énormément de paramètres en même temps, imaginant que ce serait source de panique et d’excitation. Et c’est en faisant du jardinage que j’ai eu l’idée d’une multitude d’herbes qui se mettraient à bouger… Mais le concept vient toujours en premier, bien avant de se dire que l’on voudrait faire quelque chose de végétal, de médiéval… Pour Nintendogs, c’est en réalisant avec quelle passion les possesseurs de chiens se parlent de leurs animaux que l’idée m’est venue. Beaucoup disent que les jeux sont irréels, mais on part toujours de son vécu. Regardez Mario : dans la vraie vie, quand on se cogne, ça fait mal, on a peur de sauter de trop haut… C’est la même chose avec Zelda : lorsque l’on s’aventure dans des lieux que l’on ne connaît pas, on n’est pas très sûr de soi. Avec le jeu vidéo, on essaie de transcender ses expériences, de rendre possible ce qui ne l’est pas dans la réalité et qui serait particulièrement jouissif. Pour moi, le plus important est de savoir comment l’expérience va être ressentie par le joueur. »
(Paru dans Les Inrockuptibles n°540, 4 avril 2006)
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