Résumé des épisode précédents : Les Soprano est le grand succès surprise de la télévision américaine. Et aussi la meilleure série du moment, produite et diffusée aux Etats-Unis par HBO, la chaîne câblée où trouvent refuge les créateurs les plus audacieux de la télévision actuelle (ceux de Oz, de Sex and the City). Sa première saison nous familiarisa avec Tony Soprano, un parrain de la mafia à bout de souffle, pris en étau entre sa mère abusive, ses enfants avides d’émancipation, sa femme insatisfaite (jouée par Edie Falco, vue chez Hal Hartley, Abel Ferrara, et dans la série Oz), le FBI et, naturellement, son clan où se font jour des rivalités qui sont aussi des conflits de générations, Tony ayant la particularité d’être toujours entre (les anciens placides et les jeunots trépignants, le crime et la vie banlieusarde respectable jusqu’à l’ennui, hier soir et demain matin). Seule issue pour survivre : le Prozac, complété par les séances chez sa psychanalyste, qu’interprète Lorraine Bracco. Dans la deuxième saison, dont Canal Jimmy entame la diffusion ce mois-ci, il est plus écartelé que jamais. Non parce qu’adviendraient de nouveaux événements inattendus, mais parce que ce qui a commencé à se produire continuera toujours.
Evidemment, Tony Soprano et ses sbires ne sont pas, loin s’en faut, les premiers mafieux à se voir offrir la vedette d’une fiction américaine. La série repose largement sur ce fait, qui lui donne sa cohérence. Après avoir tâtonné quelque temps, c’est lorsque David Chase, créateur, producteur et parfois scénariste et réalisateur des Soprano, a assemblé les trois éléments qui en composent la trame et qui semblent aujourd’hui inséparables (la famille, la mafia, la psychanalyse) que la série a pris tout son sens. Pour ce qui est de la place de celle-ci dans l’histoire des images américaines, l’auteur des Soprano, cinéphile averti qui ne travailla jamais ailleurs qu’à la télévision, s’affiche à la fois humble et ambitieux : « Je ne me compare en aucune manière à Scorsese ou à Coppola, pour qui j’ai une immense admiration. Je n’ai bien sûr pas cette prétention. Ils ont tourné de très grands films alors que Les Soprano n’est qu’une série télé. Mais, à l’époque où j’ai commencé à l’écrire, j’avais le sentiment qu’il y avait eu Le Parrain, puis Les Affranchis, et que Les Soprano devait prendre la suite, s’inscrire dans leur prolongement. C’était peut-être stupide, peut-être une forme d’aveuglement, mais il fallait en tenir compte. D’autant que, contrairement à ces films qui traitent d’une époque révolue, Les Soprano se passe dans l’Amérique d’aujourd’hui, au présent. Mes personnages, comme beaucoup de mafieux d’ailleurs, connaissent très bien ces films. Ils les ont vus et revus, et ils vont jusqu’à modeler certains de leurs comportements sur ceux de leurs personnages. »
Tous, producteur, réalisateurs des différents épisodes, personnages, ont conscience d’arriver après – après les grands films de gangsters, après les temps supposés héroïques… Et si ces mafieux nous sont contemporains, ils le sont aussi de toutes les représentations d’eux-mêmes qui sont leur offertes, à la télévision – les personnages regardent souvent, entre colère (pour les anciens) et fierté (pour les jeunes ambitieux), les reportages sur les enquêtes menée par le FBI – comme au cinéma. Ironiquement, lorsque Tony Soprano, rejeté par sa psy habituelle, va en voir un autre au début de la seconde saison, ce dernier a un argument définitif pour refuser de le prendre comme patient : « J’ai vu Mafia Blues », film dont l’argument de départ est justement très proche de celui de la série, au point que les deux œuvres ont souvent été comparées. Ce pourrait n’être qu’un clin d’œil destiné à mettre le spectateur dans sa poche en l’éloignant des personnages. C’est au contraire un élément de plus qui contribue à nous rapprocher d’eux : ils sont dans la « vraie vie », Hollywood va toujours plus vite qu’eux, qui les rattrape, les dépasse, se retourne pour les regarder en ricanant.
Tout est affaire de rythme. Dans Les Soprano, les corps sont pesants, les mouvements volontiers ralentis, les plans souvent longs, la dramatisation parfois lâche. La série invente un espace-temps qui s’adapte au mieux à la télévision. D’abord en intégrant dans chaque épisode, presque dans chaque plan, la promesse d’une suite, d’un nouvel épisode la semaine suivante, d’une autre saison un an plus tard. Des personnages apparaissent, des intrigues sont amorcées, puis on passe à autre chose en sachant toujours que la série y reviendra, que les choses se poursuivent aussi hors de notre regard, que les hommes continuent à vieillir. Mais cette spécificité télévisuelle est aussi flagrante dans la représentation de l’espace. La projection sur grand écran d’un épisode des Soprano n’aurait que peu de sens. Ses plans s’inscrivent parfaitement sur celui du téléviseur : ce sont des plans-boîtes. L’espace est d’une superficie variable – ce peut être un jardin, un night-club, une chambre, etc. – mais les limites sont toujours plus que tangibles. Il est alors logique que reviennent inlassablement les plans montrant deux personnages (deux mafieux, un père et sa fille, etc.) ensemble dans une voiture. Ce n’est pas l’homme-voiture-caméra (le cinéma, Kiarostami), mais la voiture comme contenant, comme boîte (le téléviseur, la famille, la mafia) qui isole pour le meilleur et pour le pire, protégeant et étouffant simultanément les personnages.
Dans la boîte, il est moins question d’entrées que d’apparitions de personnages. Au cours des premiers épisodes de la deuxième saison surgissent ainsi la sœur hippie de Tony, un membre de son clan qui avait disparu, et un autre qui sort de prison. Ce sont moins des arrivées que des retours qui modifient l’équilibre des forces. Tous ont déjà été là, avant que la série ne commence, que leur histoire ne nous soit racontée. C’est l’une des forces des Soprano : il y a un avant et un après, justement parce que ce récit engourdi est installé dans un pur présent. En un sens, la série avait déjà débuté avant qu’elle ne soit écrite, filmée, diffusée. C’est en cela aussi qu’elle est une œuvre purement télévisuelle. C’est ce qui fait sa grandeur modeste, sa modernité. Et aussi son réalisme, inséparable de la question de la durée.
Massif et fragile, très impressionnant, James Gandolfini est Tony Soprano. James Gandolfini : « Un mafieux est aussi un être humain. On n’est pas dans un film de deux heures où chaque chose doit avoir un sens, où la moindre séquence doit avoir son importance dans l’évolution de l’intrigue. Dans le cadre d’une série, nous avons suffisamment de temps pour tourner des scènes qui paraissent idiotes, sans enjeu direct apparent. C’est le luxe dont nous disposons alors que, dans un film, beaucoup d’entre elles ne pourraient être conservées. On peut voir Tony Soprano trébucher et tomber, ce qui le rend plus vrai. Don Corleone a dû lui aussi perdre l’équilibre de temps à autre, mais ils ne l’ont pas montré dans le film. En regardant Les Soprano, les gens s’identifient parce que les personnages se trompent, font des erreurs, des choses stupides. Comme vous, comme moi, comme nous tous. »
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°549, septembre 2000.
Propos recueillis avec Olivier Joyard)
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