« A quoi bon bouger quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? » Cette question posée dans A rebours (1884) de Joris-Karl Huysmans, bien des amateurs de jeux vidéo pourraient la reprendre à leur compte. Comme ils pourraient adhérer à ces autres phrases du célèbre roman fin de siècle : « Il se procurait ainsi, en ne bougeant point, les sensations rapides, presque instantanées, d’un voyage au long cours, et ce déplacement qui n’existe, en somme, que par le souvenir et presque jamais dans le présent, à la minute même où il s’effectue, il le humait pleinement, à l’aise, sans fatigue, sans tracas (…). Le mouvement lui paraissait d’ailleurs inutile et l’imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits. » Que d’aventures surnaturelles, d’expéditions improbables vécues au fil des années par les jeunes et, de plus en plus souvent aussi, leurs aînés devant des consoles portables et des écrans HD ! Que de mondes étonnants, de décors extraordinaires et de récits parfois édifiants qui auront immanquablement laissé des traces en eux !
Ces flamboyantes odyssées virtuelles possèdent un modèle de prédilection : le voyage initiatique, dont elles suivent sans relâche les étapes traditionnelles. Un genre ludique, en particulier, s’en est fait une spécialité : le jeu de rôle, notamment tel qu’il se conçoit au Japon. Un jeune garçon – ou, beaucoup plus rarement, une fille – est confronté à un événement d’une gravité extrême (guerre, catastrophe naturelle, mort de ses parents…) qui va le contraindre à quitter son lieu d’origine. En chemin, il fera d’étranges rencontres, surmontera bien des épreuves, mûrira et se découvrira des capacités insoupçonnées pour finalement triompher du mal et, souvent, rentrer chez lui en héros. De Final Fantasy à Zelda, de Pokémon à Dragon Quest, de Shenmue à Grandia ou Tales of Symphonia, bien des jeux adoptent ce schéma général. La subtilité n’est pas toujours leur fort et, par son systématisme même, le procédé les transforme de temps en temps en très efficaces machines à produire du cliché. Mais l’essentiel est sans doute ailleurs, dans la mise à disposition de mythes de synthèse mêlant fantasy, science-fiction, fragments de récits divers (quête du Graal, textes bibliques, légendes d’Asie, épopées antiques…) dont chacun est invité à devenir l’acteur.
Dans un texte de l’ouvrage collectif From Barbie to Mortal Kombat : Gender and Computer Games (1998), l’universitaire américain Henry Jenkins évoquait avec nostalgie les lieux de son enfance dans la banlieue d’Atlanta, les jardins, les étangs, les forêts où lui et ses petits camarades aimaient tant jouer et s’inventer de folles aventures dans les années 1960. Autant de choses, ajoutait-il, que son fils n’a pas connues. « Il a grandi dans des immeubles d’appartements, entouré d’asphalte, de parkings (…). Mais il a eu les jeux vidéo pour l’emmener au bord de lacs de feu et lui faire traverser des villes dans les nuages, des ruelles lugubres ou des places asiatiques aux néons éblouissants. » Il a pu compter, en bref, sur des « espaces de jeu virtuels » lui permettant d’« explorer, de manipuler et d’interagir avec une gamme de lieux imaginaires » dépassant largement en variété ceux auxquels il avait accès dans sa vie quotidienne.
Dans les odyssées virtuelles que propose le jeu vidéo s’agrègent ainsi des morceaux d’aventures imaginaires enfantines, de contes, de mythes et de rites de passage anciens, réinventés ensemble sous des formes extrêmement diverses qui couvrent toutes les étapes possibles entre le produit de divertissement ultra-commercial et l’œuvre interactive purement expérimentale. Les destinations de ces voyages immobiles, donc, sont imprévisibles. S’agira-t-il d’un tout autre monde, irréel et merveilleux ? Abstraction, surcharge, dépouillement ou inspiration picturale, tout est possible. Quoi de commun entre les plaines préhistorique de Monster Hunter, le village en bonbons et sucreries de Baten Kaitos, les écrans-estampes d’Okami ou les formes et couleurs sans cesse changeantes d’El Shaddai ? Ce peut aussi être un autre temps – Assassin’s Creed emmène le joueur à l’époque des croisades, de la Renaissance italienne ou de la Révolution américaine – ou une vision de notre monde à travers un miroir déformant – pour Grand Theft Auto, le jeu-caricature par excellence. Selon les cas et l’état d’esprit du candidat au départ, le voyage est une fuite, un rêve, un exorcisme, un choc esthétique, une leçon d’histoire, une catharsis, une pause sereine, un apprentissage pratique, un comprimé d’antidépresseur, une revanche sur la vie ou un peu de tout ça à la fois. Et de ces odyssées héroïques, il saisira la moindre occasion de rapporter des souvenirs, voire d’envoyer des « cartes postales » aux amis : c’est à peu de choses près ce que permet Dragon’s Dogma, jeu de rôle offrant, comme quelques autres, la possibilité de prendre tout simplement des « photos » des lieux visités et – pourquoi s’en priver ? – des créatures fantasmagoriques rencontrées sur place, pour ensuite les montrer à d’autres grâce à Internet.
L’autre, voilà le grand absent de ces voyages en solo, sauf à considérer qu’on y côtoie (par l’intermédiaire des lieux, des personnages, des défis ludiques…) la personnalité de leurs créateurs. La rencontre de cet autre, c’est justement l’élément essentiel des jeux en ligne à mondes persistants tels World of Warcraft (qui reste le plus populaire du genre près de dix ans après son lancement), Guild Wars 2, Rift ou Star Wars : The Old Republic. Le voyage devient alors collectif, mais il est nécessaire de faire ses preuves, de démontrer ses compétences si l’on veut pouvoir intégrer une « guilde » de joueurs et y tenir un rôle important plutôt que d’errer tel un triste fantôme des univers virtuels. Là aussi, l’expérience dépendra largement du but que l’on se fixe, mais cette fois à plusieurs. Ce n’était cependant encore pas suffisant pour Jenova Chen. « Plus je jouais à World of Warcraft et plus je rencontrais d’autres joueurs, plus je me sentais seul », a avoué lors d’une conférence le game designer né en Chine mais installé aux Etats-Unis, à qui cela a donné l’idée d’un nouveau genre d’odyssée ludique à deux qui allait prendre le nom de Journey. De déserts en montagnes enneigées, d’une caverne obscure à une mystérieuse cité engloutie, le joueur y progresse sans connaître ni l’origine de sa présence en ces lieux ni le but de son voyage. Soudain, derrière une dune, il aperçoit une silhouette qui lui ressemble. C’est un deuxième personnage, dirigé par un autre joueur dont il ne sait rien, si ce n’est que sa console est elle aussi connectée à Internet. Entre lui et nous, la communication est minimale : pas de mot ou de nom échangé, juste un geste ou quelques pas dans sa direction. Et si l’on s’approche vraiment tout près l’un de l’autre, on devient alors tous deux capables de voler.
Jeu-métaphore ouverte (que chacun est invité à compléter) et appel vibrant à la méditation, Journey ressemble au voyage vidéoludique ultime – le plus radical, le plus émouvant, le plus dépaysant – mais ce n’est que l’une des odyssées modernes que rendent possibles l’inventivité des créateurs et les avancées techniques. Car les jeux vidéo hésitent de moins en moins à s’aventurer au-delà de l’épopée fléchée avec points de départ et d’arrivée clairement définis, objectifs affichés noir sur blanc et morale de l’histoire volontiers appuyée. Aux lieux que l’on traverse et à ceux que l’on conquiert s’ajoutent désormais, avec des titres comme Minecraft du Suédois Markus Persson, ceux que l’on contribue à transformer, éventuellement à plusieurs, en joueur-démiurge et plus seulement visiteur. Certains créateurs osent aussi tourner le dos à la poursuite du photoréalisme (qui demeure une obsession pour une large portion de l’industrie vidéoludique) avec, pour résultat, un jeu aussi aussi impressionnant que le partiellement non figuratif Child of Eden. Cette création du Japonais Tetsuya Mizuguchi implique le corps du joueur – dans son mode le plus abouti, le jeu repose sur la détection de nos mouvements – pour le faire d’une certaine manière dialoguer physiquement avec les formes représentées à l’écran : une baleine translucide, des cubes explosifs, un vaisseau-fleur incandescent. Ce n’est plus un voyage au sens classique du terme : l’expérience tourne au trip.
Même chez les créateurs qui continuent à prendre le réel comme référence, la tendance est à l’émancipation vis-à-vis des schémas traditionnels. La confection de mondes évolutifs et vibrants à arpenter (à peu près) librement prend le dessus. Il n’y a plus une seule manière de « gagner » mais un nombre potentiellement infini de séjours différents à effectuer. Dès 2003, un petit court métrage malin du Canadien Jim Munroe, My Trip to Liberty City, détournait Grand Theft Auto 3 pour raconter ses « vacances » dans la ville où se déroule le jeu et où il choisissait de se promener en observant autochtones et bâtiments et en ignorant royalement les missions criminelles qui structurent normalement la partie. Une pratique qui, désormais, est fréquemment prise en compte par les concepteurs de jeux eux-mêmes et offerte comme une possibilité de voyage ludique parmi d’autres. Une pratique, aussi, qui fait curieusement écho à l’idée de « dérive » telle que la présentait Guy Debord, le théoricien de l’Internationale Situationniste à qui la Bibliothèque Nationale de France a consacré une exposition cette année, dans un texte publié en 1956 par la revue belge Les Lèvres nues. « Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées, écrivait-il. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. » Et Debord osait une prophétie : « Tout porte à croire que l’avenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la société actuelle. Un jour, on construira des villes pour dériver. » Ce jour est peut-être arrivé.
(Paru dans Cartier Art n°35, « Odyssée », octobre 2013)