WayForward Technologies :
  Pour l’amour des sprites

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De Shantae à Duck Tales Remastered en passant par Mighty Switch Force et de nombreux jeux à licence, le studio californien WayForward Technologies s’est imposé comme l’un des rois du jeu d’action 2D. Rencontre avec ses hommes-clés.

Quel est le point commun entre Batman, Silent Hill, Contra, Double Dragon, Bob l’Eponge, l’oncle Picsou et le duo Finn-Jake d’Adventure Time ? Ils sont tous, à un moment ou à un autre, passés entre les mains du studio américain WayForward Technologies. Mais sa production pléthorique – pas moins de 20 jeux depuis 2011 – ne se résume pas à ces œuvres de commande qui, elles-mêmes, sont généralement très au-dessus de la moyenne des jeux à licence – voire carrément chouettes, n’ayons pas peur des mots. Dans le même temps, les développeurs indépendants de Valencia, Californie, ont en effet aussi donné naissance à une trilogie (plus une suite pour son dernier en date) de jeux d’action-plateforme mâtinée de puzzle game reposant sur de savantes torsions des règles et conventions du genre.

Il y a d’abord eu Mighty Flip Champs!, qui impose d’opérer de constantes permutations entre les deux écrans de la DS dont il fut l’un des premiers titres immanquables à télécharger. Mighty Milky Way, lui, s’appuie sur les variations de la gravité pour nous faire déplacer son héroïne. Mighty Switch Force!, enfin, ajoute un bouton « switch » à ceux de tir et de saut, lequel permet de faire apparaître ou disparaître des blocs en jonglant (mentalement, et sans traîner) entre deux versions de la réalité 2D. Mais, plus encore que les Mighty, c’est la série Shantae qui, d’un premier jeu GameBoy Color paru en 2002 à Shantae and the Pirate’s Curse sorti cet automne sur 3DS et Wii U, a fait la réputation du WayForward indé. Et ce n’est pas fini car un autre épisode des aventures de la demi-génie à l’ondoyante chevelure violette, Shantae : Half-Genie Hero, est déjà en chantier sur la plupart des machines du marché après un passage très réussi – 400 000 $ espérés, 800 000 reçus – sur Kickstarter à l’automne 2013.

MightySF

Jeux-concepts

« Vous pouvez penser à WayForward comme à un auteur en difficulté qui écrit pour des magazines pendant la journée, conseille John Beck, le patron du studio. Evidemment, la société aime tout ce sur quoi elle travaille, mais la grande récompense vient de l’installation de “propriétés intellectuelles“ qui lui appartiennent. Un roman à succès est tout ce dont nous avons besoin et nous serons lancés ! » Pas de mystère : pour les développeurs, un Shantae et un Adventure Time, quelle que soir le soin apporté à la production de ce dernier (avec, dans ce cas, une contribution réelle de Pendleton Ward, l’auteur de la délirante série animée), ça n’a pas tout à fait la même saveur. « Nos jeux originaux sont très spéciaux pour nous parce qu’ils sont du WayForward sans filtre, confirme le directeur créatif Matt Bozon. Nous pouvons sortir un peu des rails et faire des jeux auxquels nous aimerions jouer nous-mêmes. Chacun de ces jeux est d’ailleurs à l’origine une déclaration d’amour à une plateforme particulière. Souvent, nous les avons créés dans le but d’établir notre identité sur un nouveau hardware. »

Ce fut le cas avec les premiers Mighty sur la DS ou encore avec le Wiiware LIT, mélange de survival-horror et de réflexion dans lequel la télécommande Wii tient le rôle d’une lampe-torche. Un jeu-concept avant tout, comme souvent dans les cas où WayForward ne se voit pas livrer un univers clés en main. « Les personnages sont la dernière chose à laquelle nous pensons, avoue Bozon. Le héros est d’ailleurs souvent une sorte d’expression du principal élément de gameplay. » Un processus exactement inverse à celui des jeux à licence où les développeurs doivent se débrouiller pour concevoir une expérience alors que tout le reste (ou presque) existe déjà. Et bâtir un Metroidvania dans le monde d’Alien (Aliens Infestation), un Ninja Gaiden-like dans celui de BloodRayne (BloodRayne : Betrayal), un jeu de plateforme pour le film Les Schtroumpfs 2 (mais, hum, ce n’est pas tout à fait ce que WayForward a fait de mieux) ou la série d’animation Batman : L’Alliance des héros (pour un résultat infiniment supérieur qui en fit une réplique pop et juvénile recevable à Batman : Arkham Asylum).

BatmanWF

Du online à l’éducation

A l’origine, rien ne semblait pourtant destiner WayForward à devenir ce studio d’artisans alternant œuvres personnelles audacieuses et jeux de commande finement ciselés. Car si elle a commencé à se faire une réputation au milieu des années 2000, la société existe depuis 1990 et son projet de départ n’était pas exactement de produire des Batman ou des Adventure Time. « Notre vision était de faire des jeux en ligne multijoueurs, se souvient son fondateur Voldi Way. Nous avions acheté des quantités de modems et commencé le développement du premier. » Mais c’était un peu tôt pour ça. « L’effort marketing qui aurait été nécessaire dépassait ce que nous étions capables d’accomplir financièrement, avoue-t-il. Les premières années ont été vraiment excitantes et ambitieuses mais nous avons été obligés de revenir à des jeux plus conventionnels. » Pendant toute une période, dans les années 1990, WayForward s’est aussi spécialisé dans les CD-ROM éducatifs en partenariat avec un éditeur de livres pour enfants. « Cela nous a permis de faire grandir notre équipe, de mettre en place notre propre culture et de créer un précédent en termes de qualité d’animation », souligne Voldi Way. Et puis un jour, à l’en croire précisément le 1er avril 1997, les responsables de la société ont décidé que leur avenir, c’était le (vrai) jeu vidéo. Il fallut plusieurs années et une poignée de jeux GameBoy Color (dont Xtreme Sports et Shantae en 2000 et 2002) pour libérer WayForward de sa réputation de studio « éducatif ». Alors, assure son fondateur, « notre vraie passion est devenue évidente ».

DuckTales

La connexion japonaise

Dans l’histoire d’un studio, il y a des étapes qui, plus que d’autres, marquent les esprits. Pour WayForward, l’un des moments déterminants fut sans aucun doute le développement de Contra 4, pensé non comme un épisode dérivé (à l’image d’autres volets de la série sous-traités en Occident) mais comme une suite directe des mythiques run and gun des années 1980-1990. « Nous avions été approchés par Konami pour développer plusieurs titres parce qu’ils étaient au courant de notre amour pour leurs marques NES et SNES. Au bout d’un moment, ils se sont arrêtés sur Contra (et plus tard Silent Hill – pour le spin-off Book of Memories, NDLR) », raconte Matt Bozon, pour qui il s’agissait à la fois d’apporter quelque chose de WayForward à la série et de « célébrer 20 ans de super jeux Contra ». Ce fut l’occasion, aussi, de constater que le studio se sentait comme un poisson dans l’eau en collaborant avec un éditeur du Pays du Soleil Levant. « Aussi bien chez Konami que chez Capcom, Namco et Nintendo, on nous a dit que nous avions quelque chose de très similaire à l’approche japonaise du développement et de l’organisation des équipes », révèle Bozon. Et si c’était l’un des secrets de la WayForward touch et d’un studio qu’en poussant un peu (et en oubliant quelques petits dérapages), on pourrait presque voir comme un Treasure à l’occidentale ? Après tout, les auteurs de Radiant Silvergun ont eux aussi tâté du jeu à licence, du Tiny Toon, de l’Astro Boy et même du Ronald McDonald.

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L’animation comme pilier

Une chose est sûre : il existe une touche WayForward. Une touche artisanale (plutôt qu’industrielle), quand bien même tout cela n’échapperait pas totalement à la production en série. On la trouve dans le style graphique 2D – le pixel est roi –, dans l’humour et, surtout, dans une certaine vision ludophile (comme on dit cinéphile) du jeu vidéo qui ne débouche pas sur de simples hommages nostalgiques aux formes ludiques du passé mais s’accompagne d’une volonté de les animer en y injectant quelque chose de neuf, de différent, de vivant. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le studio soit régulièrement chargé de remettre au goût du jour des jeux ou licences d’hier. Parfois, ça cafouille un peu – Double Dragon Neon est assez discutable – mais, dans le meilleur des cas, cela donne A Boy and His Blob, adorable réinvention du classique de David Crane, ou le follement dynamique Duck Tales Remastered qui est sans doute ce que l’on peut trouver aujourd’hui de plus proche de l’idée d’un cartoon à jouer.

« Le style de game design de WayForward est la combinaison de plusieurs choses. Le design “de bas en haut“ est l’une des plus importantes. Nous nous concentrons d’abord sur la manière dont le jeu se jouera, en l’abordant comme une boîte grise, abstraite, avant de lui ajouter son thème. Dans les jeux à licence, nous essayons de faire correspondre de bonnes idées de jeu aux éléments qui définissent la marque, et pas l’inverse », explique Matt Bozon, qui relève aussi que l’animation des personnages est l’un des piliers du studio dont de nombreux membres fondateurs sont passés par l’école d’art CalArts où se sont aussi formés Tim Burton et tout le gotha de Pixar  (John Lasseter, Andrew Stanton.)… Et qui est basée dans la même ville de Valencia, à 4 kilomètres à peine de WayForward. « Notre sensibilité s’est forgée au début des années 1990, reprend Bozon, avec l’avènement de la Super Nintendo sur les talons de Qui a tué Roger Rabbit ? et de la GameBoy. » Forgée, mais pas figée : tout est là. « Nous continuons à faire avancer notre forme d’art mais en restant conscients de nos racines », promet le directeur créatif. On ne trouve aucune bonne raison d’en douter.

(Paru dans Games n°6, novembre 2014)

WayForward en cinq jeux

Shantae (2002)

Metroidvania cartoon aussi charmant qu’inventif dans lequel on croise de méchants pirates et des gentils chasseurs de trésors, Shantae ressemble à un jeu-manifeste : tout ce qui fait la touche du studio est là. Demi-génie transformiste se battant à coup de queue de cheval, son héroïne n’allait pas en rester là.

Contra 4 (2007)

Surprise : après quelques hésitations et un contestable virage 3D, Contra redevient Contra – c’est-à-dire un run and gun d’une intensité folle – en passant par la Californie. « Le jeu est directement connecté à l’épisode GameBoy Operation C avec des héros qui vont affronter Black Viper », précise le directeur créatif Matt Bozon.

Mighty Switch Force (2011)

Fidèle à la règle de la série Mighty – des jeux 2D classiques, mais avec un twist –, Mighty Switch Force fait fiévreusement fusionner l’action (courir, sauter, retrouver des évadées) et la réflexion (faire surgir ou disparaître des blocs dans le décor). Ne pas oublier pour autant d’admirer ses sprites somptueux.

Duck Tales Remastered (2013)

Pour offrir une seconde jeunesse au mythique Duck Tales presque 25 ans après, Capcom a eu la bonne idée de faire confiance à l’inattaquable artisanat 2D de WayForward. Qui a rallongé ses niveaux, ajouté des objectifs et développé son histoire en plus de lui offrir un (sublime) lifting.

Shantae and the Pirate’s Curse (2014)

L’automne 2014 marque le grand retour de Shantae dans le plus ambitieux des jeux indés du studio qui  « conclut l’histoire entamée en 2002 ». « Alors que la plupart de nos jeux ont des cycles de développement de quelques mois, Pirate’s Curse a occupé une équipe à plein temps pendant deux ans », souligne Matt Bozon.

Erwan Higuinen

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