Chantons sous la pluie

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« Nous rappelons qu’il s’agit d’inventer des jeux nouveaux. » (Guy-Ernest Debord et Jacques Fillon, Potlatch, 1954) « Gotta dance ! » (Gene Kelly, Singin’ in the Rain, 1952) Deux maîtres à penser, à vivre, Debord et Kelly, dont les œuvres, une fois lues/vues, sont de celles que l’on gagne à reprendre de temps en temps pour en relire un passage/revoir une scène et retrouver ainsi l’idée, l’élan. Des œuvres-modèles, théorie et pratique unies avec style et, souvent, dans la joie. Avec, dans les deux cas, le même désir : construire des situations, belles et passionnantes. Gene Kelly aurait donc été un situationniste avant l’heure ? A sa manière paradoxale, peut-être bien.

 

En 1949, Kelly réalise, avec le jeune Stanley Donen, Un jour à New York. Une date pour la comédie musicale : tournage de certaines scènes en extérieurs, travail concentré sur l’élaboration des ambiances, danse en pleine rue ou dans le métro, devenus terrains de jeu. Et chorégraphie qui paraît naître des lieux, semblant reposer sur le désir d’inventer de nouvelles utilisations des décors existants et des objets qu’on y trouve. La démarche est très éloignée de celle de Minnelli, chez qui l’essentiel est plutôt, pour aller vite, de tester la possibilité de substituer au monde réel une fiction rêvée (les rencontres entre Kelly et Minnelli, dans Un Américain à Paris, Brigadoon ou Le Pirate, n’en sont que plus marquantes, mais c’est une autre histoire). En 1955, avec Beau fixe sur New York, Kelly et Donen pousseront les choses encore plus loin. On y dansera les pieds sur des couvercles de poubelles ; on traversera la ville, ivre, en patins à roulettes. Et, situationniste jusqu’au bout, on se livrera, comme en passant, à une satire de la télévision et de la publicité. Kelly-Donen, c’est, sur tous les plans, le triomphe du détournement.

 

Entre ces deux films, il y eut donc Chantons sous la pluie. Si l’on se plaît à danser dans les rues, pourquoi ne pas faire de même sur les plateaux de cinéma ? Nulle part ailleurs on ne trouvera une telle variété de décors et d’accessoires à s’approprier. Si chaque lieu est une scène potentielle (où n’est requis aucun spectateur inactif : chacun est convié à participer, y compris la caméra, donc nous aussi), pourquoi ne pas choisir les lieux mêmes qui sont dévolus au spectacle ? Le principe ne change pas, et lorsque Donald O’Connor chante Make ‘Em Laugh, c’est sans doute un éloge du bon vieux show-business, mais c’est lui qui rit le plus fort en grimpant aux murs du studio de cinéma. Et son rire est communicatif.

 

L’intrigue de Chantons sous la pluie prend place à l’époque où Hollywood découvre et se lance, sans vraiment en maîtriser les techniques, dans le cinéma parlant. A la fin du film, une supercherie sera révélée au public : la star du muet qu’il adorait est doublée dans son premier film parlant et chantant, pour cause de voix irrémédiablement atroce. C’est une honte. Mais, dans Chantons sous la pluie aussi, certains acteurs sont doublés lorsque leur personnage doit chanter. Un playback entre amis du moment, pourquoi pas ? La grande affaire, plus encore que de trouver sa voix/sa voie, c’est la synchronisation entre ceux qui jouent, peu importe le nombre. Après, même seul et à distance, on sera bien accompagné. Chanter et danser sous la pluie : voilà un beau programme situationniste.

 

(Paru dans Les Cahiers du cinéma, hors-série « Nos DVD », décembre 2001)

 

Chantons sous la pluie (Singin’ in the Rain, 1952)

de Stanley Donen et Gene Kelly (Warner Home Vidéo)

Erwan Higuinen

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