Rocket League

Dans l’un de ses sketches les plus fameux, Jerry Seinfeld imagine la réaction d’un enfant à qui on explique pour la première fois le principe d’Halloween: il lui suffit d’aller sonner chez les voisins et tout le monde lui donnera des bonbons. L’incrédulité est totale: c’est trop de bonheur, comment son petit cerveau en surchauffe pourrait-il intégrer une information aussi sidérante ? Avec Rocket League, le succès vidéoludique surprise de l’été, c’est un peu la même chose. Imaginez: vous jouez au foot. Avec des voitures. Qui font des bonds et s’élancent à des vitesses folles d’un bout à l’autre du terrain pour aller percuter des ballons géants et les propulser dans le but adverse. L’affaire, qui oppose des équipes de trois joueurs-conducteurs, se pratique idéalement en ligne et à plusieurs. Et l’expérience est absolument enthousiasmante. C’est fou.

En réalité, le concept de Rocket League ne vient pas de surgir du néant. Les experts nous rappellent que le mélange entre foot et pilotage avait déjà été osé par Excitebike 64 ou Street Racer et les créateurs de notre phénomène estival, les Américains de Psyonix (qui avaient par le passé contribué au développement de blockbusters comme Gears of War ou Mass Effect 3), s’y étaient eux-mêmes essayé en 2008 avec Supersonic Acrobatic Rocket-Power Battle-Cars (que son nom n’avait sans doute pas aidé à passer à la postérité). Cet improbable mélange des genres reste pourtant suffisamment neuf et original pour exciter d’emblée l’imagination. Mieux : il possède, ludiquement, quelque chose de transgressif. Des voitures sur un terrain de foot ? Vous n’y pensez pas : ce n’est pas fait pour ça, ça ne marchera pas. Et pourtant si. Manette en main, le joueur est complice de ce détournement (de la fonction traditionnelle de jouets familiers, au moins) auquel il ne se contente pas d’assister. Il y participe, s’en étonne, s’en félicite. Et que ce qu’il a devant les yeux ne semble justement “pas fait pour ça” double son plaisir.

Rocket League a aussi la particularité de se situer à l’intersection de plusieurs tendances, actuelles ou anciennes qui, ensemble, contribuent à en faire la sensation du moment. Sa philosophie arcade, avec la combinaison d’une prise en main aisée (bonne nouvelle : on marque vite nos premiers buts) et d’une belle profondeur de jeu (on apprend, on progresse : c’est un défi autant qu’une promesse) renvoie à un esprit assez rétro qui, pour rester dans le domaine sportif, a donné naissance par le passé à des titres comme Speedball ou Sega Soccer Slam. On peut ainsi voir Rocket League comme une réponse hédoniste à la complexité maniaque des simulations de foot modernes. De là à dire qu’il est à FIFA ce que les MOBA comme League of Legends sont aux jeux de stratégie traditionnels (une relecture faussement simpliste et réellement riche, conviviale, entêtante et taillée pour les compétitions de sport électronique), il n’y a qu’un pas que l’on franchit sans hésiter.

Avec ses bolides qui rebondissent sur les bords de l’arène et tentent des demi-tours hasardeux après avoir raté de peu la baballe gigantesque, Rocket League semble condamné à voir ses parties sombrer dans le chaos. Il n’en est pourtant rien, ou presque : le jeu se pratique sur la corde raide, à la limite du grand n’importe quoi qui est aussi, parfois, celle du génie. Son véritable secret est là : tout, ici, est affaire de précision. Pour les développeurs, d’abord, qui ont soigné les règles physiques de leur système, l’ont longuement testé et peaufiné pour aboutir à un résultat aussi solide (le jeu se tient, résiste au désordre, ne s’égare pas) que stimulant car l’incitation à l’expérimentation, décuplée par les limites même de Rocket League (des arènes fermées, peu d’actions possibles…) y est constant. Pour les joueurs aussi, donc, la précision est l’objectif principal, quand bien même elle serait le fruit d’un heureux hasard, celui qui nous place miraculeusement à la réception du centre raté d’un coéquipier pour inscrire le but de la victoire d’un coup de pare-brise bien senti.

Ce qui se passe sur les terrains de Rocket League est souvent drôle et surprenant. C’est aussi, parfois, lorsque les véhicules décollent pour décrire de subtiles arabesques, d’une troublante beauté qui emprunte à la fois au football, aux sports mécaniques et à la danse. Une beauté du mouvement subtil, généreux et risqué, chorégraphié à l’instinct et dans cet instant où plus rien d’autre ne semble compter que la rencontre espérée de deux trajectoires, de deux courbes, de deux “corps”. La chose a quelque chose d’émouvant, même. On n’en finit pas de se féliciter que la planète jeu vidéo en soit toute bouleversée.

(Publié sur Lesinrocks.com le 14 août 2015)

Rocket League (Psyonix), sur PS4, Xbox One, PC et Mac

Erwan Higuinen

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