Concepteur très secret et adepte de la génération procédurale, Strangethink est le premier explorateur des mondes qu’il créée. Après quatre petits jeux très étranges, il prépare son grand œuvre, Days of the Electric Sky.
« Je ne pense pas que ça ait la moindre importance de savoir qui je suis. » On se contentera donc du pseudonyme Strangethink et de l’information qu’il a « récemment abandonné » toutes ses autres activités pour se consacrer au développement de jeux à temps plein (avec le moteur Unity). Et qu’il n’a « aucun passé dans le jeu vidéo », qu’il a « seulement commencé à en faire cette année ». Les jeux en question, du moins ceux que le Britannique (de Manchester, si l’on se fie à l’une des rares précisions que donne son profil Twitter) a pour le moment mis en ligne sur la plateforme Game Jolt (où leurs versions Mac OS, Windows et Linux sont téléchargeables gratuitement à moins que l’on ne préfère les jouer en ligne) ne ressemblent pas à grand-chose de connu. C’est Error City Tourist qui avait attiré notre attention il y a quelques mois. On y visitait en vue subjective un monde étrangement instable aux couleurs vives (des roses, des bleus) et pourtant comme fanées. Un monde dont les coutures craquent, un monde buggé, un « glitch world » peuplé de créatures gémissantes et masquées qui se cognent inlassablement aux murs (et ne désirent que nous dévorer) alors que des taches grandissantes trouent le ciel. « Sorry, this was a bad holiday » (« Désolé, ça n’a pas été de bonnes vacances »), fait mine de s’excuser le jeu à chaque fin de partie – perdante, toujours.
Expérimentations
Mais il y a aussi The Pyramid Gate, StrangeClimber et Abstract Ritual au style graphique et à l’inspiration si proches qu’ils donnent le sentiment d’être d’autres parties d’un même tout très mystérieux à l’intérieur duquel ils auraient été prélevés. « Je travaille juste sur des choses qui m’intéressent, dit Strangethink. Parfois elles deviennent des jeux, parfois des projets fusionnent, parfois je laisses des choses de côté pendant un moment pour y revenir plus tard. Je ne cherche pas trop à définir un projet. J’ai juste confiance en l’idée que quelque choses d’intéressant naîtra de mes expérimentations. » Ces expérimentations, il en rend régulièrement compte sur Twitter, et sur un ton souvent surprenant. Par exemple le 14 septembre dernier : « Des maisons qui poussent au milieu de la rue, des voitures qui roulent sur les pelouses. Des troupeaux de gens piégés dans des garages. Voilà ce qui se passe quand je programme un monde. » Ou le 5 du même mois : « J’ai marché jusqu’à un avant-poste isolé, je crois qu’il y un bunker secret quelque part là-dessous. » Est-il le créateur ou un aventurier arpentant des terres inconnues de tous, étranges et belles, et bien décidé à faire savoir ce qu’il y voit ? Les deux à la fois, et c’est ce qui intrigue et fascine dans la démarche de Strangethink, dont toutes les créations reposent sur la génération procédurale d’univers – d’où, évidemment, ces effets de surprise qu’il est le premier à ressentir.
Accidents
« Je suis comme un explorateur des lieux que je créée, avoue-t-il. Après avoir écrit le code qui générera un certain type d’environnements, j’aime passer quelques jours à les parcourir. Bien sûr, quand j’écris le code, je sais quel genre de monde ça va générer, mais vous ne pouvez jamais vraiment ressentir l’atmosphère d’un environnement tant que vous ne vous y êtes pas promené au sein même du jeu. C’est toujours amusant de découvrir des “glitches“ dans la génération de mondes, aussi. » Autre hypothèse : ces jeux-singles dévoilés en attendant le grand jeu-album sont des galops d’essais, des tests, des indications de ce que sera le grand œuvre de Strangethink – ou des accidents artistiques, des séquences ludiques coupées au montage. Car, pendant ce temps, le Britannique travaille sur un jeu plus ambitieux dont nul, et sûrement pas lui (« Je travaille sur beaucoup d’autres projets en même temps, donc c’est difficile à dire »), ne sait quand il sera terminé. Son titre puissamment évocateur : Days of the Electric Sky. « Le but sera d’explorer des cités détruites et de découvrir ce qui s’est passé, révèle Strangethink. Il n’y aura pas d’action ni rien de ce genre, juste de l’investigation et la découverte de fragments d’informations au milieu des ruines. » On n’en saura pas plus. On n’en a pas vraiment besoin pour faire tourner la machine à imaginer des merveilles (sera-ce un Proteus SF et littéraire ? du Fumito Ueda synthétique et lo-fi ?)
Art bizarre
En attendant, Strangethink a aussi conçu un logiciel pour « faire de l’art bizarre ». « C’était très marrant à faire et c’est un bon exemple de ma façon de suivre mes idées où qu’elles mènent, même si ça implique d’abandonner les jeux pendant une semaine pour faire quelque chose de totalement différent », explique-t-il. Comme ses créations ludiques, ce programme est disponible en ligne gratuitement. Il faut dire que notre homme ne cherche pas vraiment à se faire une place dans l’industrie. « J’ai été approché par des éditeurs, mais ça ne m’intéresse pas vraiment, assure le développeur. Je n’utiliserai jamais un éditeur et je ne ferai jamais un jeu pour une console ou pour n’importe quel autre système qui soit contrôlé par une compagnie. Je ne mettrai jamais un jeu sur Steam. Je ne crois pas au fait de signer des contrats. » Au début du mois d’octobre, Strangethink se félicitait d’ailleurs sur Twitter d’avoir désinstallé Steam de son ordinateur – causant la stupéfaction de plusieurs de ses followers dont Connor Sherlock, l’auteur de TRIHAYWBFRFYH, pourtant pas franchement un suppôt de l’industrie triomphante.
Strangethink mènera-t-il à bien le projet Days of the Electric Sky (répétons encore ce titre si parfait qui évoque à la fois Philip K. Dick, Wong Kar-wai et David Bowie : Days of the Electric Sky) ? On l’espère, mais ça n’a peut-être pas une si grande importance. Peut-être que le voyage vaut bien la destination, et que les cartes postales à jouer que nous envoie l’explorateur-programmateur suffisent. Peut-être que l’œuvre est là. « Je suppose que mon plan est de continuer à faire des choses et que c’est à peu près tout ce que je peux promettre », confie-t-il. C’est déjà beaucoup.
(Paru dans Games n°6, novembre 2014)