Titre de prestige labellisé « Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale », Soldats Inconnus est d’abord le projet d’un homme, le graphiste Paul Tumelaire, vétéran plus inspiré que jamais du jeu vidéo français.
Il est encore tôt, peut-être 7h30 du matin, 8 heures au grand maximum. Plus tard, le studio Ubisoft de Montpellier, celui de Rayman, retrouvera son allure de ruche bourdonnante, mais pour le moment, il semble assoupi. Un homme est pourtant déjà là, profitant du calme devant son écran. Il dessine, invente des personnages, crée des décors. En 2010, il a commencé à travailler en solo sur un projet atypique : un jeu sur la Première Guerre mondiale qui serait à la fois sensible et drôle, éducatif (une sorte de mini-encyclopédie y est intégrée) et prenant. Un jeu 2D qui, comme Child of Light, s’appuierait sur la technologie UbiArt Framework utilisée pour la première fois sur Rayman Origins. Ce jeu, c’est Soldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre, dont le lancement coïncide opportunément avec les cent ans du début de la guerre. Mais, avant d’être un titre de prestige à (relativement) petit budget, c’est d’abord le bébé de Paul Tumelaire.
Chez Ancel
Pour les gamers vétérans, Tumelaire est une vieille connaissance, un graphiste actif depuis deux bonnes décennies et ayant œuvré, chez Titus ou Delphine Software, sur The Blues Brothers (1991), Shaq Fu (1992), Fade To Black (1995) ou Prehistorik Man (1995) avant de rejoindre Ubisoft et d’y devenir l’un des plus proches collaborateurs de Michel Ancel (sur Beyond Good and Evil, King Kong…). « Quand je suis arrivé, j’ai vu qu’il y avait un sacré niveau, se souvient Paul Tumelaire. C’est ce que j’attendais parce qu’à Paris, je stagnais un peu alors qu’à Ubi Montpellier, il y avait de vraies brutasses, et dans tous les domaines : l’animation, le design… Michel arrive à regrouper tous ces gens-là. » Et donc, en 2010, après des années dans l’ombre du père de Rayman, Tumelaire s’est vu offrir la possibilité de monter en première ligne d’une manière qui, au fond, lui a rappelé ses débuts. « Dans les années 90, quand on travaillait sur la SNES, il y avait un graphiste et un programmeur, souligne-t-il, donc c’est une situation que j’avais déjà connue. Le graphiste faisait tous les personnages, tous les décors et l’animation. Tu es obligé de savoir ce que va faire ton personnage, comment va être ton jeu.C’est le métier du jeu vidéo qui veut ça. »
La cavalerie
Le développement de Soldats Inconnus ne s’est pas déroulé sans à-coups. Pour une raison simple : jusqu’en 2013, le projet n’avait rien de prioritaire. « Je ne m’attendais pas à ce que le jeu prenne si longtemps, avoue Tumelaire. On pense que c’est parti mais les impératifs du studio arrivent et on te dit : “Paul, on a besoin de toi ici, laisse un peu tomber ce que tu fais.“ Pendant un peu moins d’un an, j’ai fait du Rayman Origins. Ensuite, j’ai repris ce que j’étais en train de faire mais on a eu besoin de moi sur Rayman Legends. Je suis parti un peu avant le debug, je me suis remis à grapher des trucs et, là, on est revenu me chercher mais pour me dire : “Paul, c’est le moment.“ » Le moment de passer la vitesse supérieure et de faire entrer en scène d’autres membres du studio pour, entre autres choses, ajouter les épreuves, énigmes ou mini-jeux d’action, sur lesquelles s’appuie le jeu, certaines assez classiques (recherche d’objets, déplacement de caisses, etc.), d’autres beaucoup moins à l’image d’un étonnant ballet de taxis de la Marne.
De deux à trois personnes, l’équipe passe à dix et continue à gonfler jusqu’à en compter une cinquantaine pour les quatre ou cinq derniers mois du développement. « Ubisoft a envoyé la cavalerie parce qu’il ne fallait pas que ça dure un an de plus, s’amuse Paul Tumelaire. C’est le côté pro d’Ubi : tout le monde s’y met et marche à la même cadence pour arriver au même but. » C’est aussi ce qui, malgré des idées et des débuts potentiellement comparables, distingue radicalement Soldats Inconnus d’un jeu indépendant. « On ne mangeait pas des pommes de terre ou des pâtes dans notre garage comme les vrais indés », résume ce fou d’histoire.
De Kubrick à Tardi
Rapidement, Tumelaire avait choisi la Première Guerre mondiale comme cadre. « Vu la richesse des documents que j’ai trouvés, il m’a tout de suite semblé très facile de faire quelque chose de solide, de concret, relève-t-il. C’est aussi en mémoire de nos familles, de tout ce que l’Europe a subi. Et c’est un conflit mondial, c’est un élément que l’on avait envie de traiter. » En particulier en mettant en scène des personnages de différentes nationalités : Emile le cuisinier français, Freddy le soldat américain, Anna l’infirmière belge (dont les soins prennent la forme de rhythm games), Georges le pilote anglais, mais aussi Karl, un militaire allemand – « Il n’y a pas un gentil et un méchant », jure Tumelaire. Les sources d’inspiration n’ont pas manqué : les BD de Larcenet (La Ligne de front) ou de Tardi, les films de Kubrick (Les Sentiers de la gloire) ou de Tavernier (Capitaine Conan). Mais il a aussi fallu s’en détacher. « Si on avait repris le même style que Tardi ou si on avait fait du Assassin’s Creed 14-18, je ne sais pas si on aurait eu autant d’impact. C’est une volonté de sortir du lot pour marquer les esprits. »
L’horreur de la guerre
Le principe vaut aussi pour la représentation de la violence. Pas de gore dans ce jeu 2D au look BD que l’on pourrait pourtant prendre de loin pour un Metal Slug au tempo ralenti, mais, assez tôt, une amputation qui, pour être hors-champ, n’en glace pas moins les sangs. « On s’est dits que ce n’était pas nécessaire de montrer les choses crûment, qu’il y avait une manière plus subtile de le faire, poursuit Paul Tumelaire. Nos personnages ne sont pas violents, et pourtant, l’horreur de la guerre, on va la montrer. Mais à travers l’histoire, pas à travers leurs mains à eux. » De là à y voir un exemple pour les gros jeux guerriers parfois un rien (voire beaucoup, beaucoup plus) complaisants, il n’y a qu’un pas. « On peut montrer les choses autrement, on apporte la preuve que c’est possible. Les gens le font dans la littérature, dans le cinéma. Pourquoi pas dans le jeu vidéo ? Il faut casser ces règles de facilité. » Et Tumelaire d’imaginer que, sur ce plan-là aussi, son jeu puisse avoir des vertus « éducatives ». Mais si elle doit avoir lieu, la mise en application de ces principes sur un blockbuster se fera sans lui qui est déjà sur un nouveau petit projet dont il ne veut rien dire. « Ce que j’aime, insiste-t-il, c’est la recherche, la création. Je dessine des univers à tire-larigot, j’invente des ambiances. J’ai besoin de ça pour être bien avec moi-même. En allant sur une grosse prod, on s’enlève ces possibilités. »
(Paru dans Games n°4, juillet 2014)
Soldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre (Ubisoft), sur PS3, PS4, Xbox 360, Xbox One, PC, iOS et Android