De Sound Shapes à Electronic Super Joy en passant par Maestro! et Inside My Radio, un nouveau genre fait fureur chez les indés : le jeu de plateforme musical. Mais est-il vraiment si nouveau ? Et à quoi ça rime de faire des bonds en rythme ?
Le titre ne mentait pas. Se lancer dans Groove City, c’est entrer into the groove, intégrer le rythme, faire corps avec lui. Groove City est le dernier jeu en date de Michael Todd, game designer canadien de 27 ans qui y reprend le principe et le style visuel (ainsi que sonore, c’est tout sauf un détail) de son mini-hit indé de l’an dernier, Electronic Super Joy. Dans les deux cas, il s’agit de jeux de plateforme en 2D, et plutôt hardcore – pensez Super Meat Boy en version club, avec couleurs psychédéliques et musique électro à s’en faire exploser le cerveau. Dans les deux cas, surtout, l’action est indissociable de la bande son même si cette dernière ne fait qu’accompagner (et guider) notre progression à travers les niveaux en scrolling horizontal et ne varie pas sur le tempo de nos sauts.
S’il est d’un créateur relativement en marge, Groove City n’a pourtant rien d’un cas isolé. Depuis quelques mois (ou années), on discerne même quelque chose comme une mini-vague de platformers musicaux. Il y a eu le minimaliste et radical 140 de Jeppe Carlsen, l’un des auteurs de Limbo. Un peu plus tôt, c’était Sound Shapes de Jonathan Mak, qui y transposait à la plateforme certains principes de son shoot’em up sonique Everyday Shooter. Ne pas oublier non plus le rieur Maestro! Jump in Music / Green Groove signé Pastagames. Bientôt, ce sera au tour d’Inside My Radio, version revue et augmentée d’un jeu primé lors de la 23e Ludum Dare en cours de développement chez les Nordistes de Seaven Studio. Son pitch est éloquent : notre petit héros y sera coincé dans un poste de radio et devra caler ses mouvements sur les musiques (variées) qui y seront diffusées. Comme « cité du groove », on trouvera difficilement mieux. Et puis il y a Bit.Trip Runner et, surtout, sa suite Runner 2 : Future Legend of Rhythm Alien des Américains de Gaijin Games (qui ont depuis rebaptisé leur studio Choice Provisions). On se souvient peut-être aussi de Rush Bros qui proposait de parcourir ses niveaux sur notre propre collection de morceaux au format MP3. On pourrait encore ajouter à la liste l’Allemand BeatBuddy : Tale of the Guardians même si l’on y flotte plus qu’on n’y saute. Si l’on ne peut pas franchement parler d’avalanche, quelque chose comme un sous-genre semble bien se dessiner.
Remix
Tout ça n’est pas bien nouveau, rétorqueront certains, et ils auront presque raison. Depuis Pitfall! ou Donkey Kong, le jeu de plateforme a toujours été une affaire de rythme à saisir, de patterns à intégrer pour éviter sans même y penser obstacles comme ennemis et atteindre la fin du niveau en glorieux vainqueur – les amateurs de speed runs le savent bien. Un jeu de plateforme a toujours eu quelque chose à voir avec un morceau de musique, mélodie pop, grandiose symphonie ou expérimentation bruitiste – le genre pourrait d’ailleurs faire office de critère de classement. Le level design est la partition et le joueur, le musicien invité à en suivre les instructions à la lettre. C’est aussi pour cette raison qu’au fond, un niveau peut tout à fait se remixer. Cela donnera par exemple Super Luigi Bros, version en miroir (on voyage de la droite vers la gauche de l’écran) du premier Super Mario Bros présente sur NES Remix 2, voire carrément New Super Luigi U, remix si travaillé que l’on ne reconnaît plus les chansons, pardon, les niveaux originaux.
Performance
Rien de vraiment nouveau, donc, sauf le point de vue sur cette composante essentielle du platformer qui, lui, change radicalement. Elle n’est plus dissimulée mais affichée au premier plan : elle est ce avec quoi chacun est invité à jouer. Ce qui peut prendre des formes sensiblement différentes. Sound Shapes, par exemple, est aussi un modèle de diffusion possible pour la musique (qui inclut des compositions de Beck, de Deadmau5, de Jim Guthrie). Le joueur entre dans une relation intime avec les morceaux et les ressent comme jamais, de l’intérieur. Comme si… oui : comme s’il en était lui-même l’interprète, sauf que c’est par un saut simple, une course ou une glissade qu’il les « joue ». La fusion est encore plus aboutie dans 140 dont les plateformes se déplacent ou disparaissent sur le beat de la musique et qui, tel un Rhythm Paradise, pourrait presque se jouer à l’oreille. C’est un jeu organique, un cœur qui bat. Si, comme son nom l’indique assez clairement, Runner 2 appartient à la famille plus classique des runners, il ose quelque chose de rare. En plus des mouvements imposés (bondir, se baisser, etc.), il en propose un autre qui ne possède aucune utilité réelle dans la lutte que l’on mène contre l’architecture des niveaux (même s’il rapporte des points) : la danse. Et ce geste en plus, presque en trop, ce luxe ludique par excellence fait toute la différence : le joueur se voit implicitement reconnaître un statut de performer, mais la performance en question n’est pas que sportive. Elle est également, à son modeste niveau, artistique. La question n’est pas seulement de perdre ou de gagner (ou de gonfler son score). Il s’agit aussi de s’exprimer.
Politique
Le paradoxe est là : c’est en fixant des contraintes relativement strictes (celles du rythme à suivre) que le platformer musical libère le joueur. Le jeu (le game design) n’est pas un dictateur mais un chef d’orchestre, un chorégraphe qui demande au gamer de donner ce qu’il a de meilleur en lui. Et de trouver son espace personnel dans la pièce musicale, de la jouer à sa façon. Plutôt que l’illusion de liberté de bien des jeux (en particulier à mondes ouverts), place à la fausse soumission à un système présenté comme tel. C’est en cela que ce sous-genre dandy est radical, et politique. Mais il y a aussi une autre raison : son horizon, c’est la « super joie électronique » chère à Michael Todd – qui, puisque tout se tient, a conçu Electronic Super Joy au sortir d’une longue dépression. C’est le plaisir, la jouissance. Chacun sait bien que le rythme est danseur. Le gamer aussi qui, soudain, ne touche plus terre.
(Paru dans Games n°5, septembre 2014)