C’est un monde d’après la catastrophe, une tornade qui fut fatale à beaucoup et que rappelle une voix off atone, mais aussi un traumatisme plus mystérieux et plus profond. Comme on l’entend dire à propos de deux frères qui auraient assassiné leurs parents, « quelque chose s’est mal passé », sans que l’on sache précisément quoi. Pour son premier film (avant un second qui marquera son affiliation au Dogme danois), dans un monde en ruine où tout s’est déréglé, Harmony Korine place un peuple d’adolescents crasseux irrévocablement mutants qui, sans jamais cesser de jouer, inventent de nouvelles stratégies de survie. Quelque part entre Kids de Larry Clark – dont Korine était le scénariste – et Freaks, Gummo remet en cause la ligne de démarcation entre l’humain et le monstrueux. Refusant la linéarité du récit au profit d’une succession de saynètes filmées caméra à l’épaule qui sont autant de mondes autonomes entre lesquels circulent ses créatures, Korine parie sur l’écart entre une étrangeté exagérée (corps, visages, vêtements et comportements hors-normes) et une forte impression de vérité, l’investissement gestuel des acteurs semblant largement dépasser la seule nécessité dramatique – Korine a visiblement inventé un monde pour, seulement ensuite, en capter quelques images.
Si le film ne convainc pourtant pas tout à fait, c’est qu’il est trop malin et complaisant – mais, à tout prendre, la complaisance vaut mieux que le cynisme – et, surtout, qu’il peine à faire naître plus que le malaise programmé, le seul désir de choquer le bourgeois étant un projet de cinéma pour le moins limité. Parfois, cependant, quelque chose se passe, toujours dans le plaisir de l’instant : trois filles sautent sur un lit (dont l’indispensable et trop rare Chloe Sevigny), un garçon dévore une barre de chocolat dans sa baignoire entre deux bouchées de spaghettis, un baiser s’échange dans une piscine, un nain serre dans ses bras un ado en larmes. Peut-être fallait-il en passer aussi par de trop nombreuses séquences malhabilement contrefaites pour aboutir à ces quelques moments de grâce. Au jeu paradoxalement sentimental qu’il s’est inventé, Harmony Korine ne gagne pas à tous les coups, mais il n’est heureusement pas toujours perdant.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°536, juin 1999)
Gummo (1997) d’Harmony Korine