Another Day in Paradise

Another Day in Paradise

Il s’en est fallu de très peu. Le second film du photographe Larry Clark a vraiment failli être formidable, comme Kids il y a déjà quatre ans, et c’est sans doute de là que provient l’inévitable déception ressentie à la vision d’Another Day in Paradise. Sa première demi-heure est celle d’un grand film, de ceux qui instaurent d’emblée un rapport différent avec le spectateur, qui le plongent dans un monde désirant et frissonnant où les signes de la mort au travail voisinent avec des restes d’enfance éparpillés, des gestes et quelques accessoires qui sont autant d’attrape-cœurs définitifs alors que la chute a déjà commencé – mais l’on sait déjà que, lorsque les photos de Larry Clark s’animent, le temps est compté. La première demi-heure est une promesse qui ne sera qu’à moitié tenue, contrariée par un film de genre sans surprise, heureusement à l’ancienne (pas de second degré racoleur) mais qui ne peut que faire écran et masquer l’essentiel.

Mais reprenons les choses au début. Nous sommes dans les années 70, au cœur de l’Amérique profonde. Surgit Bobby, interprété par Vincent Kartheiser, nouvel éphèbe indiscutable déniché par Larry Clark, yeux bleus et mèches qui lui tombent sur les yeux sans parvenir pour autant à dissimuler un regard bientôt émerveillé. Un coup minable, un braquage de distributeurs de boisson, et Bobby se fait tabasser par un vigile qui l’a surpris et qu’il laisse pour mort, pour 800 dollars en petite monnaie. Un squatt sordide, quelques adolescents à l’âge indéterminé mais qui sont sans doute plus jeunes qu’ils n’en ont l’air. Shoots à répétition, laisser-aller sans états d’âme, sexe en option maladroite, la fuite en avant se fait entre quatre murs. Survient à son tour Mel (James Woods), venu « soigner » Bobby blessé, qui lui propose une nouvelle vie, un gros coup, la richesse, une porte de sortie inespérée. Et Bobby d’embarquer, avec Rosie (Natasha Gregson Wagner) dans une équipée qui ne deviendra sauvage que plus tard avec Mel et son amie (Melanie Griffith). A ce moment, le film bascule, devient quelque chose d’indéterminé et d’inédit. Ce qui est beau dans ce renversement, c’est l’énergie de la découverte innocente, cette façon dont l’existence de deux personnages effondrés se transforme soudain par la seule grâce de Mel, bonne fée plus que père de substitution (du moins à ce moment, avant que le sens ne devienne plus lourdement appuyé). Larry Clark exalte alors moins un supposé glamour de la défonce (le fameux et très discutable chic junkie) que la jouissance incrédule du jeu de rôle grandeur nature : l’aventure, la fête (danse, champagne), éventuellement le shopping (pour les femmes – il s’agit quand même de tenir son rôle sans lésiner sur ses caractéristiques présupposées).

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Il y a dans ce déplacement du récit et dans le bouleversement de ses règles, dans son changement de vitesse aussi, la marque d’un goût pour le romanesque d’une générosité enthousiasmante et tout à fait inattendu dans ce contexte, une décision forcément arbitraire de faire débarquer le Père Noël à la veille de l’âge adulte, qui vous (les personnages, le spectateur) prend totalement en charge, vous laissant libre d’écarquiller les yeux pour finalement oser y croire. C’est l’entrée soudaine dans un autre monde, étrangement protégé, que filme Larry Clark, avide de saisir l’accélération du mouvement (caméra à l’épaule, du côté de l’enregistrement, au plus près) et de ne rien rater de cette renaissance. Une naissance à la fiction, venue d’ailleurs, dans laquelle Bobby et Rosie sont brusquement plongés, leurs désirs étant satisfaits avant même d’avoir été formulés. Clark choisit le point de vue le plus juste, au cœur du tourbillon qu’il a lui-même fait naître, émerveillé lui aussi, un gage énorme de croyance, loin de toute posture moralisatrice surplombante – en grand photographe, Larry Clark possède une morale du regard dont la proximité, comme une identification alternativement pétulante et souffrante, est la condition essentielle (rien à voir avec la complaisance). Il filme des personnages libérés, et cela suffit amplement à faire du début de son film l’un des plus spontanément prenants (au sens où il saisit le spectateur et son imaginaire pour ne plus les lâcher), presque des plus dansants, de ces derniers mois.

Malheureusement, après l’ivresse viennent les malaises – et la gueule de bois. L’entrée dans le film de genre se fait pourtant en beauté. Le premier coup de la nouvelle équipe est filmé de façon magistralement elliptique : Bobby entre dans la maison, monte se cacher dans un conduit d’aération, redescend à la nuit tombée, ouvre la porte à Mel, et c’est tout, retour à la fête. Mais le cinéaste ne tient pas jusqu’au bout, loin s’en faut, le contraste entre la rigueur de ces séquences obligées et l’abandon chaleureux de celles qui présentent la vie débridée du quatuor. Passé la découverte incrédule, il faut essayer de devenir un professionnel. Cela vaut pour le personnage de Bobby comme pour Larry Clark, qui se focalise sur la part la plus conventionnellement spectaculaire de son histoire (les braquages, les affrontements) additionnée d’un psychologisme loin d’être passionnant (les liens singuliers entre les personnages se recomposent pour former un ersatz de famille), alors même que c’est dans l’intime et l’amateurisme qu’il excellait jusqu’alors. Pas d’ambiguïté : en l’état, Another Day in Paradise est un film noir tout à fait estimable. Mais il aurait pu être quelque chose de bien plus beau.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°536, juin 1999)

Another Day in Paradise (1999) de Larry Clark

Erwan Higuinen

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