Les « extensions » pour jeux à succès ne datent pas d’hier, mais elles sont en pleine mutation. Depuis que les consoles sont connectées à Internet, la distribution de niveaux, défis ou personnages supplémentaires a en effet considérablement gagné en souplesse. Pour le joueur, c’est une évolution à double tranchant. Est-ce que l’idée ne serait pas surtout de le faire passer une seconde fois (ou davantage) à la caisse en lui laissant bien sentir que le jeu qui lui a déjà coûté 70 euros n’est en réalité pas complet ? Le comble étant que, parfois, le contenu supposé additionnel est présent sur le disque et que n’est vendu que le moyen de le « débloquer »…
Ces derniers mois ont heureusement été marqués par l’arrivée d’extensions téléchargeables réellement ambitieuses. Blockbusters de la fin 2008, Fable 2, Fallout 3, Tomb Raider Underworld et Prince of Persia ont ainsi tous vus leurs aventures enrichies par ce biais – et, pour certains d’entre eux, ce n’est pas fini. Il ne fait cependant aucun doute que The Lost and Damned fera date. D’abord parce qu’il s’agit d’un prolongement du phénoménal Grand Theft Auto IV, dont l’exclusivité pour sa console Xbox 360 a été achetée à prix d’or par Microsoft – on parle de 50 millions de dollars pour cet épisode et le suivant. Mais surtout parce qu’il place la barre très haut, et en suivant une route inhabituelle.
Alors qu’il est d’usage en la matière d’offrir aux joueurs de nouveaux environnements pour y mener grosso modo les mêmes activités que dans le jeu « principal », The Lost and Damned fait le contraire, ne quittant nullement la ville de GTA IV, Liberty City. Grouillante de vie, celle-ci donnait immanquablement le sentiment que d’innombrables histoires pouvaient s’y dérouler en même temps que celle que l’on vivait en compagnie de l’immigré serbe Niko Bellic. Les développeurs de Rockstar Games en proposent donc une autre, tantôt parallèle à la précédente, tantôt si proche qu’elles en viennent à se croiser.
Cette fois, nous voilà membre d’un gang de bikers que la police tient à l’œil et dont le chef revient d’une cure de désintoxication. Si l’intérêt socio-folklorique est bien là, le jeu bouleverse nos habitudes avec ses deux-roues omniprésents et son accent sur l’action collective (en compagnie de nos camarades tout de cuir vêtus) plutôt que sur la dérive solitaire. L’inspiration des missions ne s’en trouve certes pas bouleversée, mais l’effet est troublant, le retour sur les lieux de nos crimes virtuels passés s’accompagnant d’une modification du rôle que l’on y tient, donc du point de vue sur la ville. Après l’épisode San Andreas (2004) qui recréait tout un Etat, GTA IV avait surpris l’an dernier par son rétrécissement délibéré de l’espace à explorer. The Lost and Damned découle du même parti pris : plutôt que de croître (vers l’extérieur), privilégier la densité de l’univers ludique. Sur ce plan, GTA IV était déjà sans égal. Bonne nouvelle : le développement du jeu est toujours en cours.
(Paru dans Les Inrockuptibles n°696, 31 mars 2009)
Vous connaissez cette ville. Vous avez arpenté ses trottoirs, flâné dans ses parcs, scruté les faits et gestes de ses habitants. Vous étiez Niko Bellic, venu d’Europe de l’Est découvrir ce qu’il reste du rêve américain. Membre d’un gang de bikers, vous vous appeliez Johnny Klebitz. Au cœur des luttes entre triades rivales, Huang Lee était votre nom. Les rues et les commerces n’ont pas bougé, et vous voilà désormais baptisé Luis Lopez. Ex-taulard, vous êtes l’homme de de main de Tony Prince, patron de boîtes de nuit ouvertement gay (ce qui ne se voit pas tous les jours dans le jeu vidéo) dont les relations d’affaires avec la pègre ne témoignent pas d’un discernement exemplaire. Vos dons avérés pour le maniement des armes à feu n’en sera que davantage mis à contribution.
Vendu seul en téléchargement (pour 20 €) ou au sein du pack Episodes From Liberty City qui comprend aussi The Lost and Damned, The Ballad of Gay Tony est la seconde mini-aventure (d’une bonne dizaine d’heures, quand même) dérivée de GTA IV. Si l’on prend en compte Chinatown Wars, le volet portable fraîchement adapté sur PSP et attendu sur iPhone, c’est ainsi la quatrième fois que les joueurs sont invités à parcourir cette ville et, du même coup, la quatrième identité différente qui leur est fournie.
Ludiquement, The Ballad of Gay Tony ne déçoit pas et, après le virage « sérieux » de GTA IV, se distingue même par un retour à une certaine fantaisie transgressive volontiers bête et méchante. Entre une virée touristique approximative (où diable peut bien se trouver le Flatiron Building repéré la veille ?) et quelques trémoussements langoureux sur le dance-floor du Maisonette 9, entre l’attaque en hélico du yacht abritant une bande de trafiquants d’armes et la visite au Fight Club local pour, semble-t-il, tirer la maman du « héros » d’un mauvais pas, les activités attrayantes ne manquent nullement. Mais c’est encore l’effet de ce fameux retour sur des lieux déjà bien connus, et pourtant comme transformés par le nouveau rôle que l’on est amené à y jouer, qui frappe dans The Ballad of Gay Tony. D’autant qu’au détour d’une rue ou lors d’une mission, il nous arrivera plus d’une fois de croiser Niko Bellic ou Johnny Klebitz, ces autres nous-mêmes, ces visages que l’on s’était plu à emprunter il n’y a pas si longtemps.
Avec son balancement constant entre fidélité au réel (via sa reconstitution de New York) et grand écart délirant, avec ses pauses cinématographiques entre deux séquences-manifestes à la gloire du pur gameplay, la saga GTA s’affirme paradoxalement à la fois comme l’archétype du jeu vidéo actuel, son modèle par excellence, et comme le lieu bouillonnant où cherche à s’inventer son avenir. C’est une ronde syncopée, une affaire de masques, de clignotements identitaires autant que conceptuels, de pertes enivrantes de soi suivies de retrouvailles émues. Dans une ville dont le nom n’aurait pu être mieux choisi : Liberty City.
(Paru dans Les Inrockuptibles n°730, 25 novembre 2009)
GTA : Episodes from Liberty City (Rockstar Games), sur PS3, Xbox 360 et PC
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