Lee Myung-se

LeeMyungse

Un peu plus âgé que les cinéastes coréens qui font aujourd’hui la joie des festivals, Lee Myung-se fait partie de ceux dont l’apparition, au cours de la deuxième moitié des années 80, a donné le coup d’envoi du renouveau. Depuis Gagman, son premier film réalisé en 1988, il persévère dans la voix d’un cinéma pop et sans complexe, forcément maniériste et plus profond que ses airs occasionnels de parodie facile ne le laissent d’abord supposer. Un cinéma qui s’empare de tout ce qui passe à sa portée, dans la rue, à la radio ou dans les autres films, et le restitue dans le désordre, une forme bricolée et morcelée dont les quelques lourdeurs et imperfections sont inséparables des moments de grâce puisque, ici, chaque chose vient avec son contraire.

Chez Lee Myung-se, le monde regorge de signes que ne tardent jamais à s’approprier des personnages au fétichisme admiratif. Les hommes imitent Charlot ou James Bond, les filles rêvent de Redford, Belmondo ou Gregory Peck, on interprète Love Me Tender ou Que sera, sera, un mari qui entreprend de suivre sa femme se métamorphose en inspecteur Clouseau évoluant sur la musique de La Panthère Rose, on croise des affiches de Stranger Than Paradise dans les bars et de La Couleur de l’argent dans les salles de billard, et si un cadre d’entreprise démissionne de son boulot épuisant, il s’empresse d’aller chanter sous la pluie. Dans le même ordre d’idées tordues, au début de My Love, My Bride (1990), radiographie stylisée d’une vie de couple à problèmes très ordinaires tournant à l’enchaînement de mini-cauchemars subjectifs, lorsqu’un jeune homme peu sûr de lui s’apprête à exécuter la figure à hauts risques de la demande en mariage, ses pensées et celles de sa presque promise s’inscrivent dans des bulles incrustées au-dessus de leurs têtes. Pas d’histoire d’amour qui, pour le meilleur comme pour le pire, ne désire aussi tenir du roman-photo, dont les règles seront ensuite alternativement recyclées et détournées dans ce film construit en une succession de saynètes qui virent à peu près à chaque fois au burlesque – comme dans First Love (1993), film sur les premiers émois amoureux d’une adolescente, et dans Bitter and Sweet (1995), où une semaine de vie de bureau dérape hystériquement jusqu’à la folie furieuse. Mais c’est en fait moins Lee Myung-se qui travaille des genres très populaires que ses personnages qui tentent de vivre les fictions qu’ils aiment jusqu’à l’aveuglement, pour se cogner finalement autant aux limites du quotidien qu’aux écueils qui accompagnent ces mêmes genres.

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Pas un film qui ne bascule à un moment dans la confusion, lorsque les personnages, qui tiennent tous peu ou prou de la midinette minnellienne, ne savent plus trop où s’arrête leur fiction délirante et où commence le réel. D’autant que si tous «se font des films», ils se font chacun le leur et se retrouvent ainsi radicalement séparés – là réside le fond secrètement pessimiste du cinéma sautillant de Lee Myung-se. Dans une séquence de My Love, My Bride, cette séparation se matérialise sous la forme de la fenêtre d’un café. A l’intérieur, la femme discute avec un ancien collègue de travail. Dehors, le mari voit autre chose : une infidélité, peut-être la fin de son couple. Jamais cette vitre ne peut être brisée ; toujours elle demeurera au milieu du couple (lors d’une soirée avec les collègues de l’homme ou au cours de la remise d’un prix littéraire). Pour rendre plus visible cette distance, le cinéaste a souvent recours à des artifices (de courtes séquences d’animations, des arrêts sur image ou des photos enchaînées, un personnage au comportement obsessionnel filmé en accéléré, des objets qui se déplacent dans les airs et des corps qui apparaissent ou disparaissent, notamment dans First Love) qui ont pour effet de nier la réalité objective de ce qui est montré : ce n’est plus l’enregistrement d’un réel universel mais le film d’une conscience. Et, souvent, de plusieurs consciences, plusieurs mondes entrant ainsi en collision – c’est le ressort comique essentiel de Bitter and Sweet. Même dans Their Last Love Affair (1996), à ce jour le film le plus «sobre» de Lee Myung-se, qui y abandonne ses plaisantes mais très insistantes fioritures, cette séparation demeure.

Dans cette histoire d’adultère – qui est un peu l’envers dépouillé de My Love, My Bride – entre un poète reconnu et une jeune journaliste qui rêvent d’un monde qui ne serait qu’à eux (une petite maison louée pour deux mois, près d’une plage irréelle où l’on croise parfois des nonnes en balade), les saynètes cèdent la place à une continuité apparente, mais celle-ci cache en fait une structure très répétitive, un dangereux sur-place. Et si l’on croit à une véritable rencontre, à un dépassement des obstacles au cours d’une étonnante scène de sexe filmée en plan-séquence – certes relativement lointain – de trois minutes, à la toute fin du film, lorsque le couple s’apprête à se séparer et échange de véhéments reproches, si l’homme et la femme s’accordent sur la nature des événements (la fois où elle a détruit ses lunettes, celle où il l’a frappée, etc.), leurs visions des choses divergent radicalement quant au moment et à la façon dont elles se sont déroulées : leurs mondes sont bien entrés en contact, mais le décalage persiste toujours.

D’où la recherche de moments isolés, de scènes se suffisant à elles-mêmes et comme détachées du temps, qui constituent l’aboutissement des films de Lee Myung-se ainsi que le but paradoxalement raisonnable de ses personnages fascinés par toutes les formes de spectacle, cinéma, théâtre ou chanson. Une tentative d’enchantement que personne ne pousse aussi loin que les trois héros infantiles de Gagman qui, emportés par leur désir de tourner un film, se livrent, pour trouver des fonds, à de très approximatifs braquages, interprétant leurs «rôles» comme si le film rêvé avait déjà fusionné avec leur vie pour la rendre ludique et passionnante. Après, peu importe que tout cela ne soit qu’un malentendu ou une illusion car, un temps, la rêverie est venue à bout du quotidien. C’est alors un baiser timide dans la nuit (First Love), une chorégraphie rieuse sous les néons colorés (Gagman), un cadre d’entreprise revenu d’entre les morts en rollers pour faire tomber la neige en été (Bitter and Sweet). Car si le cinéma au sentimentalisme féroce de Lee Myung-se est d’abord fondé sur une succession d’accidents, il est aussi des accidents heureux.

(Inédit, texte écrit en 1999)

Erwan Higuinen

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