Le Grand Couteau

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Le Grand Couteau (1955) est une tragédie moderne qui porte un regard acide sur l’envers du décor hollywoodien. Soit. D’autant que derrière tout cinéphile se cache (plus ou moins bien) un amateur de ragots avide de deviner qui se dissimule derrière les personnages du producteur, de ses sbires ou de la star. Mais ce film de Robert Aldrich, tourné dans la foulée de Bronco Apache, de Vera Cruz et de Kiss Me Deadly, soit dans la période la moins inégale de ce cinéaste toujours passionnant, est d’abord un modèle de théâtre filmé, qui joue de son origine (une pièce un peu fastidieuse de Clifford Odets), en concentrant l’essentiel de l’action dans le salon de la villa d’un acteur. Tout est alors affaire de territoire à conquérir (en se déplaçant dans la pièce ou en bloquant le passage) et d’ascendant à prendre sur l’adversaire (en le toisant de haut ou, au contraire, en s’affalant dans un fauteuil pour lui montrer que l’on est le plus l’aise).

Filmer du théâtre permet surtout de s’approcher pour scruter les visages. Et, peut-être plus encore qu’Anthony Mann et Samuel Fuller, Aldrich était attentif aux visages grimaçants, à ce moment où les traits se tordent, se brisent, se modifient sous l’effet de la rage ou de la douleur, faisant surgir comme un second visage caché sous le premier. Il aimait les visages lisses pour les défigurer, mais plus encore les mâles à gueule cassée, comme Lee Marvin, Robert Mitchum ou Jack Palance, qui promène dans Le Grand Couteau sa trogne d’ancien boxeur et d’ex-pilote d’avion en flammes (pendant la guerre), ce visage anguleux, sculpté et plaqué sur les os comme un mas- que de peau. D’où surgit un regard noir qui se fait brillant à chaque apparition d’Ida Lupino, actrice qui possède l’inégalable beauté de celles qu’une soudaine émotion peut aussi bien rendre lumineuses que repoussantes. C’est là que se projette vraiment le film, c’est sur ces visages qu’il faut le regarder, sous peine de rater l’essentiel.

(Paru dans Libération du 20 juin 1998)

Le Grand Couteau (The Big Knife, 1955) de Robert Aldrich

Erwan Higuinen

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