Un par un, ils reviennent. Le fils désormais veuf en survêtement rouge ; son frère qui fut un champion de tennis avant la chute ; leur sœur adoptive, sombrement mutique, aux yeux cernés de noir. Et le père, qui avait pris la porte deux décennies plus tôt. Ils reprennent leur place dans la maison familiale devant les yeux de la mère incrédule. Vive la famille ? Familles, je vous hais ? Ni l’un ni l’autre, ou peut-être les deux à la fois. Car rien n’est aussi simple dans La Famille Tenenbaum, film qui n’installe un dispositif narratif apparemment confortable que pour, insidieusement, le mettre à mal. Les premières séquences, par leur fantaisie datée déjà post-télévisuelle semblaient pourtant placer le film sur des rails solides. Une voix off qui raconte l’histoire de la famille en saynètes semi-parodiques, des couleurs pastel un rien passées, un récit gentiment caricatural : le film de Wes Anderson serait-il la version américaine d’Amélie Poulain ? Non, mille fois non : ce serait plutôt son jumeau inversé, un film faussement fermé plutôt que faussement ouvert, qui choisit de salir l’image trop claire plutôt que d’opter pour le nettoyage esthétique. Surtout, le récit sera collectif ou ne sera pas, addition ou collision de paysages mentaux délabrés et de corps figés par la fatigue ou l’angoisse. Et pourtant, c’est une des comédies américaines les plus entêtantes de ces dernières années.
On le sait depuis Rushmore – que l’on avait sous-estimé –, Wes Anderson ne fait pas dans la surenchère goguenarde. Son cinéma fragile mais assuré est affaire de petites touches discrètes et de détails accumulés. Comme dans Rushmore, on trouve cependant ici un personnage dont l’activité persévérante impulse le mouvement – et brise le cadre, offre au film des directions contradictoires dans sa deuxième moitié, la meilleure. Ce personnage, c’est cette fois le père, interprété par un Gene Hackman qui, en vieillissant, confirme sans cesse un peu plus qu’il est un acteur comique épatant. Comme il y eut des « comédies du remariage », La Famille Tenenbaum est une comédie de la paternité retrouvée, ou du moins recherchée. Tel Cary Grant dans The Philadelphia Story, il s’active pour retrouver sa place, celle de mari (d’Anjelica Huston), mais surtout celle de père (de Gwyneth Paltrow, Ben Stiller et Luke Wilson). A ceci près que ses stratégies sont régulièrement téléphonées et peinent à convaincre ceux qui lui reprochent encore ses errements passés. C’est un des axes du film, mais pas le seul. L’un de ses mouvements, si l’on veut.
Si la famille travaille (dans le désordre) à se réunir, c’est moins en souvenir du « bon vieux temps » (même les flash-backs initiaux avaient quelque chose de bancal) qu’à la façon d’un groupe rock qui tenterait de se reformer vingt ans après avoir splitté. Après l’échec pitoyable de leurs carrières solo respectives (de leurs existences adultes indépendantes), les musiciens reviennent sur les lieux de leurs succès passés car là se trouve leur dernière chance. C’est ça ou l’effondrement. Mais ce sera peut-être ça et l’effondrement (dépression durable, tentative de suicide…). Car jamais le film, même dans ses moments les plus drôles – mais notre rire est étrange, méconnaissable –, n’efface la possibilité d’une catastrophe. La Famille Tenenbaum se change alors en une suite de moments gagnés, soustraits au temps, au vieillissement, à l’éparpillement. C’est d’une manière de repli accueillant qu’il s’agit : d’autres personnages surgissent (le voisin Owen Wilson, Bill Murray en psy mari de Gwyneth Paltrow…) et viennent se greffer sur la famille, affluent vers la maison qui est comme l’épicentre (« foyer apparent des ébranlements », nous dit le dictionnaire) du séisme.
Jouant à l’économie, sur un registre ténu, en quelques regards, gestes ou mots, chacun ajoute une couleur, un rythme (le battement du doigt-prothèse en bois de Gwyneth Paltrow), une sonorité nouvelle à l’ensemble. Entre les « chapitres » qui composent le film et pendant certaines scènes, les chansons abondent : le Velvet Underground, Nick Drake, Dylan, les Stones, les Ramones. Pour le film, elles font figure de commentaires mais aussi de modèles. Plus que la famille, l’idéal est ici la troupe (d’acteurs), le groupe. Tel un ingénieur du son qui se chargerait aussi de l’image, Wes Anderson orchestre avec une généreuse discrétion les évolutions de ceux qu’il a conviés. Comme lui, écoutons-bien : ils se complètent tous harmonieusement.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°566, mars 2002)
La Famille Tenenbaum (The Royal Tenenbaums, 2001) de Wes Anderson
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