Un homme un vrai

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Si le nouveau film des frères Larrieu s’appelle Un homme un vrai, c’est sans doute parce qu’Elle et lui était déjà pris. La chanson de Philippe Katerine qui lui donne son titre parle d’ailleurs aussi d’« une femme, une vraie ». Un homme, une femme, ce n’est pas ici ce qui vient d’abord, mais ce qui reste à la fin, quand on s’est tardivement dépouillé (ou pas : on y reviendra) de tous les rôles, de toutes les tenues enfilées successivement, au terminus d’un long voyage à travers l’espace et le temps, à travers tous les récits et tous les genres qui se sont présentés et que l’on a suivis, de son plein gré ou comme par inadvertance. Alors, le générique et le particulier se superposeront en chanson. Mais avant d’en arriver là, la route est longue.

Au début, de manière presque classique, boy meets girl. Mais dans un autre film, celui que tourne le presque jeune Boris (Mathieu Amalric), cinéaste débutant, pour une entreprise qui voudrait soigner sa communication. Ces images sont les premières d’Un homme un vrai, et elles racontent le coup de foudre de deux employés de la boîte en question et, plus précisément, la fascination d’un homme pour une certaine Josépha. Qui s’appelle en fait Marilyne et qu’il a filmée sans qu’elle le sache. L’entreprise n’appréciera pas, mais Marilyne (Hélène Fillières), si. Quant à la vraie Josépha, petite amie dudit Boris, elle disparaîtra bien vite : Boris a trouvé une meilleure interprète pour le rôle qui devait lui échoir – il tournait en parallèle un court métrage sur leur rencontre. C’est au cours d’une soirée organisée d’urgence par Marilyne que Boris et elle tomberont dans les bras l’un de l’autre, répétant la scène fantasmée du film d’entreprise, mais d’une manière tout aussi irréelle, chantée et applaudie. Dès le début d’Un homme un vrai, les fonctions sont ainsi mélangées, l’ordre des choses bouleversé, la linéarité et les identités brouillées. D’autant qu’alors, le film est fini et un autre s’apprête à commencer, situé cinq ans plus tard. Il s’agira, à Paris puis aux Baléares, d’une comédie mélodramatico-satirique, assez cruelle, de la séparation. Puis viendra, dans les Pyrénées tant aimées par les frères Larrieu, à nouveau cinq ans après, la comédie du remariage qui clôturera ses aventures d’un couple clignotant, en constante redéfinition.

Etrangement, entre ces parties du film qui dialoguent entre elles plus qu’elles ne se suivent, on ne ressent pas un gouffre temporel. Les ellipses sont des transferts, des déplacements des rôles et des affections, des redistributions des cartes avant une nouvelle partie. Comme au Tour de France, on s’intéresse moins à ce qui se déroule entre deux journées de course (les « transferts », justement, d’une ville à une autre) qu’aux étapes, où tout le monde repart toujours sur la même ligne, à égalité – on se penchera sur le classement général en temps voulu.

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Au départ de la deuxième étape d’Un homme un vrai, Boris est un homme au foyer avec enfants qui n’en finit pas de finir le scénario de son futur premier vrai film et Marilyne, une executive woman débordée. Lorsque débute la troisième et dernière étape, Marilyne est l’accompagnatrice d’un groupe d’Américaines en visite sportive accélérée de l’Europe et Boris, un guide de montagne barbu. Sont-ce les mêmes personnages ou d’autres qui leur ressemblent ? Leur ressemblent-ils d’ailleurs tant que cela ? Pour le spectateur s’insinue ici un léger effet Mulholland Drive, jusque dans le recours convaincu à des motifs de divers genres et sous-genres (le musical, le burlesque de groupe, voire le documentaire animalier). Un vrai homme et une vraie femme sont des êtres très peuplés. Sois « vrai » ne signifie pas bêtement sois toi-même, mais sois tous les « toi » et même peut-être quelques autres en plus. De ce point de vue, Un homme un vrai ressemble à la fois à une exploration des possibles cinématographiques d’un couple filmé en France aujourd’hui et à un casting inversé où l’on ne chercherait les acteurs idéaux pour un film donné mais les rôles et le film qui conviennent le mieux à deux acteurs-personnages que, quoi qu’il arrive, on ne remplacera jamais par d’autres. De ce renversement, Un homme un vrai tire son étrangeté bienvenue, sa forte dimension ludique et sa pertinence existentielle en tant que fiction (ou autofiction ?) du couple. En passant par la stylisation et l’ironique, par une manière de mise à nu via la représentation au carré (consciente, donnée comme telle), en harmonie avec les chansons de Katerine qui le traversent.

Mais elle et lui ne sont pas seuls. Autour d’eux gravitent de nombreux personnages secondaires finement animés, dont les apparitions sont souvent étonnantes mais jamais sur-filmées et qui font alternativement figure d’obstacles ou de guides pour l’exploration de nouveaux récits possibles, d’interprètes plus ou moins doués grâce auxquels ils sera possible de parler diverses langues. Le français, l’anglais, l’espagnol ; la langue de l’entreprise, celle de l’amour ; les mots abandonnés ou déposés avec précision, les lapsus ou les chansons. Les langues, les rôles et les modes de représentation sont autant de couches successives qu’il ne s’agit ni d’empiler ni d’abandonner en les oubliant. Fiction-palimpseste comme toute histoire d’amour digne de ce nom, Un homme un vrai est tenté par quelque chose de plus subtil et simple à la fois, de plus riche et émouvant. Le mot est lâché très tôt, lors d’une discussion entre collègues de travail sur le film d’entreprise originel : la surimpression, soit l’« impression de deux ou plusieurs images sur une même surface sensible » (Le Petit Robert). Surimpression de deux scènes aux deux extrémités du film, de tous les possibles explorés en un duo dissonant, face à face ou en se tournant le dos, pour former une histoire-maison à plusieurs étages que l’on pourra finalement habiter à deux. Lorsque Mathieu Amalric réapparaît soudain dépourvu de la barbe qu’il arborait au cours de l’étape pyrénéenne, il n’est plus l’homme imberbe du début. Il est un homme qui a porté la barbe, ce qui n’est pas du tout la même chose : son absence de barbe est désormais très présente. Dans la surimpression subsiste ce qui a été, réuni en une image-arrivée qui embellit à jamais le voyage.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°579, mai 2003)

Un homme un vrai (2003) d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu

Erwan Higuinen

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