Aux alentours de la 55e heure de jeu, on a entamé la lente ascension du phare. Encore peu sûr de l’issue des événements mais la tête déjà pleine de souvenirs. Pour en arriver là, on aura longuement arpenté, incrédule et fasciné, tour à tour hardi et inquiet, des plaines et forêts peuplées de monstres magnifiques, des villes grouillantes de vie, une mer de sable, une montagne enneigée, d’obscurs souterrains, des temples mystérieux… Si, plus que tout autre jeu, un RPG tient du voyage, Final Fantasy XII en est l’un des plus beaux. Rarement un monde de jeu vidéo se sera révélé à la fois aussi impressionnant plastiquement, aussi vaste et aussi consistant. Surtout, la manière dont son gameplay, son récit et sa géographie s’unissent en se complétant tient du petit miracle.
On n’en louera jamais assez Yasumi Matsuno, l’auteur du jeu qui a su y insuffler ses idées avant d’en abandonner la réalisation, officiellement pour raison de santé, et de quitter Square Enix dans la foulée – au générique, il n’est plus crédité que pour l’« histoire » et le « concept » de Final Fantasy XII. Du RPG « tactique » (variante centrée sur les batailles) qui l’a fait connaître, Final Fantasy Tactics, Matsuno a repris l’univers d’Ivalice, mariant l’heroic fantasy à la science-fiction avec une fixette Star Wars plus marquée que dans tout autre épisode de la saga. Matsuno emprunte aussi au genre « tactique » des éléments de son ingénieux système de gestion des compétences des personnages (qui, pour les RPG, est comme un jeu dans le jeu), mais ne s’arrête pas là et paraît viser la réunification des familles du genre. Un œil sur l’action-RPG, pour abandonner les combats aléatoires (les ennemis sont désormais toujours visibles) et la séparation entre phases d’affrontement et d’exploration (d’où un tempo plus soutenu et un rapport plus physique aux lieux). Un autre sur le jeu de rôle online qu’évoque notamment la quête secondaire (et néanmoins palpitante) qui nous change en chasseur de primes pourfendant sur commande de féroces créatures. Mais FF XII marie aussi la tendance au grand spectacle de ses prédécesseurs directs dans la série (les cinématiques sont somptueuses) au goût de la découverte ludique des épisodes plus anciens.
S’il s’affiche réconciliateur, FF XII n’a pourtant rien d’un apôtre du compromis et ne cache nullement sa folle ambition. Ahurissante de complexité, son intrigue place ainsi le joueur et son groupe de six personnages au cœur d’un conflit impliquant deux empires et un petit pays récemment colonisé. Les (traditionnels) changements d’alliance n’y semblent jamais artificiels, témoignant au contraire d’une approche remarquablement peu manichéenne : chacun a ses raisons, son analyse de la situation et des moyens de l’améliorer, qu’il veuille libérer son peuple, préserver la paix ou venger un proche. FF XII ne se limite d’ailleurs pas à une lutte abstraite entre puissants. Ceux qui lui supposeraient une approche gentiment immature sursauteront à la vue d’un camp de réfugiés dévasté ou d’une cité cruellement divisée entre quasi bidonville pour exclus et quartier bourgeois florissant…
Objet-monde polysémique et suprêmement élégant, Final Fantasy XII est également un RPG qui se laisse pratiquer par chacun comme il l’entend, l’aventure intime se coulant avec grâce dans l’épopée politique pour l’infléchir subtilement. En cinq année d’un développement agité, Yasumi Matsuno et son équipe ont donné naissance à un très grand jeu vidéo. Mais aussi, probablement, à une œuvre majeure de notre temps.
(Paru dans Les Inrockuptibles n°588, 6 mars 2007)
Final Fantasy XII (Square Enix), sur PS2
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