Gay(mer) Pride

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Quel est le point commun entre Fable, Mass Effect, GTA et Les Sims ? Tous se sont essayés à la représentation de personnages gays ou lesbiens que le milieu du jeu vidéo, historiquement mâle et hétéro, avait longtemps rejetés ou moqués – et ce n’est pas terminé. Alors que les gamers gays semblent de plus en plus nombreux à sortir du placard à double fond, retour sur une histoire troublée.

« C’est vraiment gênant quand l’un de vos compagnons masculins n’arrête pas de vous faire des avances », se plaignait en 2011 sur le forum de BioWare, peu après la sortie de Dragon Age 2, un internaute qui se définissait lui-même comme un « gamer mâle hétéro », soit la cible historique des éditeurs de jeux. Il regrettait en particulier, face au comportement un rien insistant de certains PNJ visiblement séduits par son personnage, que les développeurs n’aient pas inclus une option « No Homosexuality », laquelle lui aurait permis d’échapper à ces tentatives de drague virtuelle fort dérangeantes vu qu’à ses yeux, l’homosexualité est vraiment une chose « dégoûtante ». A la même époque, un autre joueur mécontent lançait une pétition dans laquelle il demandait carrément le licenciement de David Gaider, scénariste de Dragon Age 2. Mais lui était gay, et jugeait le même jeu coupable de véhiculer les pires stéréotypes sur l’homosexualité.

Entre le monde vidéoludique et la communauté LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), les relations ont souvent été complexes, heurtées, contradictoires. Alors que certains gamers se crispent si l’orientation sexuelle de leurs héros est mise en doute et que les insultes homophobes pleuvent sur le Xbox Live, le jeu vidéo sait en effet aussi jouer les pionniers. En décembre 1998, Fallout 2 autorisait le mariage gay. Dans notre monde, il fallut attendre l’an 2000 pour qu’un premier Etat, les Pays-Bas, se décide à faire de même, la loi n’entrant en application qu’en avril de l’année suivante. Le jeu vidéo avait plus de deux ans d’avance sur la réalité – pas mal pour un médium supposé réactionnaire et intolérant. Et les sites web et forums où se retrouvent les joueurs LGBT, pas toujours accueillis à bras ouverts ailleurs, se multiplient à l’image de Gaymer.org et GayGamer.net aux Etats-Unis, LesbianGamers.com en Australie ou NextGaymer.com en France.

 

Le temps des clichés

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Au commencement était la caricature. Et aussi, parfois, une certaine forme de censure sur la route de l’Occident. Dragon Quest III (1988), Phantasy Star II (1989), Vendetta (1991) et Streets of Rage III (1994) possèdent un point commun : en quittant le Japon, tous ont perdu des éléments (un bar, des personnages…) ouvertement gays de crainte de heurter Américains et Européens. Ce qui n’a pas empêché le moustachu à casquette (non, pas celui auquel vous pensez) Ash, premier boss très Village People de la seule version nippone de Streets of Rage III, d’entrer à coups de bottes dans l’histoire du jeu vidéo. Mais son retrait avait-il pour but d’éviter de choquer les hétéros coincés qui n’auraient pas accepté sa présence dans leur jeu ? Ou plutôt les homos que la caricature aurait pu blesser, sans parler du fait que le but était quand même de lui casser la figure ? La question est plus générale, et se pose aussi bien au cinéma, dans la littérature ou à la télévision. Elle vaut d’ailleurs également pour des jeux nettement plus récents. Est-il préférable d’ignorer ou de caricaturer ? De laisser l’homosexualité au placard ou d’en rire, quitte à tomber dans le mauvais goût ?

« Cela fait des années qu’on trouve des personnages gays dans les jeux vidéo, souligne Chris Vizzini, fondateur du site Gaymer.org. Il y avait par exemple les drag queens de l’équipe The Flower Dancing dans la version japonaise de Bust A Groove : Dance Summit 2001. Ou le roller-skater en mini-short et jambières de Grand Theft Auto : Vice City en 2002. Je dirais que ce n’étaient des représentations ni positives ni négatives de la communauté LGBT mais plutôt des stéréotypes à but comique.La représentation des gays dans les médias n’est pas non plus une nouveauté. Même en remontant à l’époque du muet, on trouvait des gays dans les films, dans des rôles secondaires ou des caméos bouffons. Est-ce que c’est nécessairement mauvais ? Je ne pense pas car nous tous, en tant qu’humains, devons avoir le sens de l’autodérision. Le problème arrive quand c’est la seule manière dont nous sommes représentés. »

Au fil des années, les apparitions de personnages plus ou moins ouvertement homosexuels se multiplient, comme le prouve la page très fournie sur le sujet de la version anglophone de Wikipedia. Les joueurs croisent ainsi un mage bisexuel dans Ultima VII Part Two : Serpent Isle (1993), un flic travesti dans Police Quest : Open Season (1993), un couple de lesbiennes dans The Last Express (1997), sans parler de la fixation du jeune Tony pour son ami Jeff dans Mother (1994), du passage de Final Fantasy VII (1997) dans lequel Cloud Strife, qui doit se déguiser en femme, atterrit dans une salle de gym où ne s’entraînent que des hommes musclés ou des blagues gays plus ou moins fines des trois premiers Simon the Sorcerer (1993-2002). Mais, du clin-d’œil sensible au gag gras, tout cela reste à la marge de l’expérience de jeu – si l’on met de côté l’usage d’une imagerie outrageusement homo-érotique dans l’improbable série de shoot’em up nippone Cho Aniki (1995-2003).

 

Marions-nous

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Autour de l’an 2000, les choses commencent cependant à changer. Avec Fallout 2 et son mariage gay, donc, sachant que – par souci de réalisme ? – l’entourage de notre alter ego aura un peu de mal à digérer ce choix. Mais aussi avec l’apparition de représentations plus adultes, complexes, respectueuses (et contribuant à rendre le monde du jeu plus « vrai ») des personnages homosexuels, tel le couple de jeunes femmes qui tient la pension dans laquelle loge l’héroïne du jeu d’aventure The Longest Journey (1999). Le Temple du mal élémentaire (2003), RPG PC de la grande famille Donjons & Dragons, est un autre jeu clé. Dans l’une de ses missions, le joueur est chargé d’aller secourir un pirate gay, que l’un de ses personnages aura ensuite la possibilité d’épouser.

Mais l’évolution la plus significative est sans doute celle des Sims, qui confirment sur ce plan leur réputation de miroir (éventuellement déformant) de notre monde. Dans Les Sims 1 (2000), deux hommes ou deux femmes ont la possibilité de vivre ensemble. Avec l’arrivée de la deuxième génération du simulateur de vie en 2004, ils gagnent la possibilité de conclure une sorte de PACS mais pas d’accéder au mariage, qui demeure réservé aux couples hétéros. Puis l’égalité des droits sera totale dans Les Sims 3 (2009).

Au même moment et bien avant Dragon Age 2, BioWare introduit peu à peu l’homosexualité dans ses RPG — sauf Sonic Chronicles, à moins qu’un coming-out de Tails ne nous ait échappé. Personnage jouable de Knights of the Old Republic (2003), la Jedi Juhani est considérée comme la première figure homosexuelle de tout l’univers Star Wars. Dans Jade Empire (2005), le héros principal peut, en fonction de ce que préfère le joueur, être un homme ou une femme. Et, toujours selon sa volonté, vivre une grande histoire d’amour aussi bien homo qu’hétéro. Mais, là aussi, les choses se font pas à pas. Après avoir flirté avec la question, utilisé l’astuce d’aliens à apparence féminine (mais pas officiellement femmes) dans Mass Effect 1 (2007) et rendu possibles les relations entre femmes (mais pas entre hommes) dans le deuxième épisode (2010), ce n’est que dans Mass Effect 3 (2012)que BioWare « légalise » toutes les formes d’homosexualité.

Rockstar Games est un autre éditeur qui fait avancer la représentation de la communauté LGBT dans le jeu vidéo. Il y eut des personnages secondaires visiblement homosexuels dans GTA : Vice City (2002) et San Andreas (2004) et des baisers (optionnels) entre garçons dans Bully (2006). Finalement, dans l’épisode The Ballad of Gay Tony (2010) dérivé de GTA IV, c’est un très excentrique patron de boîtes de nuit très proche de l’alter ego du joueur qui assume ouvertement ses penchants. Mais le héros, lui, demeure hétéro.

 

Je suis ce qui me plaît

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Deux approches coexistent ainsi, que l’on retrouve notamment dans les trois premiers volets de la série Fable (2004-2010) qui, elle aussi (au même titre que Skyrim) permet le mariage gay – selon les propres mots de son créateur Peter Molyneux pour qui les décisions du joueur priment sur tout le reste, cette option s’est imposée « naturellement ». D’un côté, notre alter ego rencontre des personnages à l’homosexualité plus ou moins flagrante (c’est le cas, par exemple, dans plusieurs épisodes de la saga Shin Megami Tensei). De l’autre, on peut choisir que notre personnage soit gay et le jeu en tient compte, lui offrant des possibilités d’évolution en fonction de cette orientation. Et alors que, comme dans le cas de Dragon Age 2, cela suscite la colère de certains hétéros, d’autres sont au contraire ravis – les discussions sur les forums internet sont là pour le prouver. Car si, en particulier, le but d’un RPG est de jouer un rôle, pourquoi celui-ci ne serait-il pas éloigné du joueur lui-même qui peut tout à fait avoir envie de s’essayer à une autre vie (celle d’un homme, d’une femme, d’un jeune, d’un vieux, d’un homo, d’un hétéro, d’un extra-terrestre…) que la sienne, de tester d’autres manières d’être ? Si offrir la possibilité d’incarner un personnage gay est un acte politique qui marque la reconnaissance d’une partie importante (et souvent victime de discriminations) de la population, c’est aussi plus prosaïquement un choix de game design en lui-même louable car il a toutes les raisons d’enrichir l’expérience ludique.

Malgré son approche militante dont témoigne le site Gaymer.org, Chris Vizzini explique ainsi que ses héros de jeu vidéo préférés ne sont même pas forcément gays. « J’aime les jeux qui ont des personnages principaux féminins forts, précise-t-il. Ce sont peut-être des lesbiennes, cela dit, qui sait ? L’un de mes jeux favoris de ces dernières années s’appelle Alice : Retour au pays de la folie. C’est une relecture incroyablement imaginative d’Alice aux pays des merveilles avec un personnage principal féminin qui affiche des qualités typiquement masculines tout en portant une robe. J’aime ces dichotomies. Cela rend le jeu intéressant et subversif. »

Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que la véritable audace se trouve dans la création de personnages ambigus, incertains, moins gays que queers, comme entre deux sexes. L’étrange Birdo, apparu(e) en 1988 dans le Super Mario Bros 2 occidental, est-il (elle) mâle ou femelle ? A en croire aujourd’hui Nintendo, c’est une fille, mais il n’en a pas toujours été ainsi : à l’origine, le manuel américain du jeu présentait la créature rose (qui y était rebaptisée par erreur Ostro) comme un garçon qui « croit être une fille ». Est-il allé au bout de son processus de changement de sexe depuis ? Le mystère reste entier. Et que dire de Flea, l’un des boss de Chrono Trigger (1995) à l’allure féminine mais présenté comme un homme ? « Homme… Femme… Quelle différence ça fait ? s’exclame-t-il. Le pouvoir est beau et je détiens le pouvoir. » Mais le sommet est peut-être atteint par Sheik, c’est-à-dire la princesse Zelda déguisée (ou métamorphosée ?) dans la deuxième partie d’Ocarina of Time. « En cessant d’être strictement homme ou femme, Sheik est libre d’être simplement une personne », écrivait en 2009 Brendan Main, contributeur de The Escapist, dans le numéro thématique « Queer Eye for the Gamer Guy » du magazine en ligne.

 

Et les héros ?

 

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Reste une grande interrogation : à quand un vrai personnage principal gay dans un jeu vidéo grand public qui ne le serait pas par la décision du joueur (ce qui est déjà un signe d’ouverture) mais de développeurs aux yeux de qui cela ferait sens en raison du propos ou du style de leur création ? « Si un héros gay doit faire son apparition, cela arrivera d’abord dans un jeu indépendant, pense Chris Vizzini. Mais, sans vouloir paraître négatif, je ne suis pas sûr que nous en verrons un jour un dans un blockbuster parce que l’on en revient toujours à la question de ce qui plaira aux marchés de masse. Ajoutez à cela l’opposition que la communauté gay reçoit dans certains secteurs, et si un jeu sort avec un héros gay, certains risquent tout simplement de ne pas l’acheter. C’est un territoire dangereux pour les gros développeurs. » Journaliste au site Neoseeker.com, Lydia Sung proposait en 2009 une idée susceptible de faire avancer la cause : celle d’un gros jeu commercial dont on découvrirait peu à peu que le héros est gay. « N’en faites pas une grande révélation comme pour le sexe de Samus [à la fin du premier Metroid] parce que ce serait condescendant. A la place, traitez ce type comme n’importe quel autre héros, avec toutes les épreuves que l’on pourrait s’attendre à voir rencontrer un space marine ou autre. En d’autres termes, n’en faites pas toute une histoire – mettez juste ça là pour que les gamers l’absorbent. »

Alors que, malgré les polémiques, la tolérance progresse peu à peu, les joueurs homosexuels ont déjà commencé à s’organiser sur Internet comme dans le monde réel – un groupe de gamers gays s’affichant comme tels a par exemple défilé en juin 2012 à la Pride Parade de Toronto. « C’est important parce que c’est un besoin humain de base de ne pas se sentir seul, estime Chris Vizzini. Je ne peux pas dire combien de fois je me suis retrouvé face à une personne gay et qu’elle m’a regardé comme si une deuxième tête venait de me pousser quand je lui ai demandé si elle jouait aux jeux vidéo. C’est une sous-culture à l’intérieur d’une sous-culture. » D’où l’apparition de ces sites à l’activisme parfois discret, « écrits par des personnes gays pour des personnes gays ou amies des gays du point de vue de la communauté LGBT ». En attendant que, peut-être, l’industrie lui offre son Marcus Fenix ou sa Lara Croft.

 

(Paru dans IG n°23, décembre 2012-janvier 2013)

Erwan Higuinen

Un commentaire

  1. Génial ! Je vais consacrer mon Mémoire de fin d’étude aux représentations de la communauté LGBT dans les jeux vidéo… Ton article va bien m’aider pour reconstituer un historique :).

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