Nowhere

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Deuxième film de Gregg Araki à bénéficier d’une sortie française, Nowhere visite le même territoire adolescent que The Doom Generation (1995), passant juste du road movie semi parodique à la description d’une petite communauté de lycéens californiens friqués. Si sa topographie et son traitement d’une violence un brin poseuse rappellent les romans de Bret Easton Ellis (en particulier Moins que zéro et Les lois de l’attraction), le film de Gregg Araki tire surtout son intérêt de sa façon de s’emparer d’une multitude d’images et d’icônes d’origine télévisuelle.

 

The Doom Generation s’affichait plus ouvertement cinéphile, son ménage à trois en cavale sur les routes américaines rappelant, en à peine déviant et via le Sailor et Lula de Lynch, Les Amants de la nuit de Nicholas Ray ou Gun Crazy de Joseph H. Lewis. Autant de références pointues qu’il partage avec d’autres cinéastes « alternatifs », dont son ami Jon Moritsugu, autre nippo-américain au cinéma estampillé trash, dont seul le premier film, Hippy Porn, pochade étudiante sans conséquence, a été distribué en France en 1993 et qui a tourné depuis un Mod Fuck Explosion inédit où il convoque Godard, John Waters et Kenneth Anger au chevet d’un récit vaguement inspirée de La Fureur de vivre de Nicholas Ray.

 

Araki, lui, choisit avec Nowhere d’aller chercher ailleurs les éléments constitutifs de sa fiction (acteurs, personnages, décors, filmage et montage): dans les séries télé, les clips, la pub, les séries Z d’épouvante ou de science-fiction, combinés plus discrètement aux emprunts à un cinéma plus traditionnellement exigeant. Il prend ainsi acte du fait que pour sa génération (les « thirtysomething ») et à l’inverse de la précédente (celle de Scorsese ou De Palma), toutes ces images ont été, grâce à la télé par câble et à la vidéo, vues sur le même écran, celui, domestique, du téléviseur. Mais sa démarche diffère de celle d’Oliver Stone qui, dans Tueurs nés, installait un mur d’images hétérogènes au sein duquel le montage devenait zapping. Dans Nowhere, les éléments de provenances diverses viennent s’accumuler dans les plans selon un processus ritualisé (et par moments présenté littéralement) d’apparition-disparition.

 

Plus que de détournement, il faudrait parler de recyclage ou de récupération: Araki récupère des actrices et des lieux de la série Beverly Hills, un alien monstrueux au pistolet désintégrateur-zappeur ou un cafard géant évadés de vidéos SF ou gore, une sexualité bi ou SM venue du porno mariée à un romantisme étrangement fleur bleue (pas si loin du beaucoup plus brut Hustler White de Rick Castro et Bruce LaBruce), des intitulés de cours piqués dans les JT (comme cette UV de « catastrophe thermo-nucléaire ») ou l’image très américaine d’un télévangéliste qui apostrophe les personnages-téléspectateurs fascinés. Au cours de situations poussées à l’extrême, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde, ces emprunts sont mélangés dans la fiction via l’imaginaire d’un cinéaste nourri de télévision.

 

Si le film, paysage mental plus que construction élaborée, ne prend pas de distance avec ce qu’il montre, il invite cependant à une critique -au meilleur sens du terme- de cette sous-culture pop adolescente par les collisions qui s’y opèrent. Car Araki ne fait pas une parodie de série télé: il tourne une sitcom qui est un porno et un film gore en même temps. Ce qui a pour effet de donner un relief inattendu à ces images en faisant surgir le désir, largement refoulé, qu’elles véhiculent. Ainsi de cette arrivée soudaine d’un acteur-vedette d’Alerte à Malibu devant les yeux ébahis d’une midinette enamouré, qu’il emmène en balade avant de la violer sauvagement, comme pour un passage horrifique de l’autre côté du miroir (aux alouettes) télévisuel, Araki s’amusant aussi à dévoiler ce qui se cache derrière l’angélisme apparent des séries pour ados.

 

Ce qui se joue alors est une sorte de retour du corps au cœur même de cette imagerie contemporaine, du plus trivial au plus élaboré: corps affichés, désirant et désirés de ses icônes teenage ou corps malmenés pour leur souffrance ou leur plus grand plaisir (biker fessé, têtons piercés arrachés à la tenaille et traces de sang sur les murs). Si le film trouve là une portée « sociale », c’est dans sa façon d’ériger en système ses rapports de dépendance généralisée, dans la forme du film (avec son côté inventaire des cultures « jeune ») comme dans les liens entre ses personnages et avec leur univers constamment référentiel, par l’imitation (les images comme modèles), la drogue (omniprésente) ou le désir (aux multiples facettes). Tout cela, qui est toujours-déjà médiatisé, est alors vécu sur le mode de la consommation (d’images, de films, de corps, etc.). Comme ses personnages, le cinéma de Gregg Araki est capable de tout avaler, le meilleur comme le pire – dans son univers, la distinction n’a pas lieu d’être puisque tout est sur le même plan. De cette radicalité s’affichant comme délibérément vulgaire naît tout l’intérêt de son maniérisme pop.

 

(Inédit, article « test » rédigé en 1997 pour entrer aux Cahiers du cinéma)

 

Nowhere (Etats-Unis, 1997) de Gregg Araki

Erwan Higuinen

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