Avant même que Pola X n’ait réellement commencé, les bombes pleuvent du ciel, images d’archive accompagnées d’une bande-son assourdissante. Ces bombardements sont pour nous, pour Carax, pour son cinéma. S’il est un concept auquel on peut rattacher l’épreuve qu’il se (et nous) fait subir, sans doute est-ce celui de potlatch. Ce terme – repris à son compte dans les années 50 par l’Internationale lettriste (rien à voir avec Leos Carax) – désigne une coutume longtemps pratiquée par certaines tribus amérindiennes. Il s’agissait, entre une tribu et une autre, d’échanger des cadeaux d’une valeur de plus en plus élevée, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à donner. C’était une fête, un jeu, qui pouvait conduire, en guise d’offrande ultime, jusqu’à l’incendie, par une tribu, de son propre village, ce qui rendait ainsi la surenchère quasi impossible. Après ce somptueux cadeau au spectateur qu’était Les Amants du Pont-Neuf, Carax va encore plus loin et utilise Pierre ou les ambiguïtés d’Herman Melville pour attaquer son propre univers, défaire ses motifs, briser ses jouets, tordre les corps, faire dérailler ses romances, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien – difficile d’offrir une réponse à la hauteur de cette générosité paradoxale. S’il arpente les mêmes routes que les précédents films de Carax, Pola X le fait de façon plus heurtée, moins mélodique, du côté du bruit, de la dissonance. C’est un film moins séducteur, moins spontanément enthousiasmant, plutôt jusqu’au-boutiste et malaisant. Pas un film raté mais un film sur le ratage, un film-catastrophe qui se veut moins abouti qu’embouti, fragmentaire et explosé.
Tout avait pourtant commencé dans le calme. Une grande maison, à la campagne, où vivent un jeune homme (Guillaume Depardieu) et sa mère (Catherine Deneuve) qui s’apostrophent mutuellement d’un souriant «ma sœur» ou d’un complice «mon frère», seule étrangeté dans un univers très lisse. Souvent, Pierre, le jeune homme, prend sa moto pour aller voir sa petite amie, Lucie (Delphine Chuillot, à la transparence juliedelpyenne) et la rejoindre au petit matin pour faire doucement l’amour sous les draps. Les corps et les choses sont là, parfaitement en place, une sereine évidence. Il suffit de regarder Deneuve, de se remémorer la façon dont, dans Le Vent de la nuit, Garrel la faisait entrer dans son cinéma. Rien de tel ici : installée dans un fauteuil de jardin, couchée sur son lit ou dans sa baignoire, debout à la porte pour accueillir son fils, c’est comme si elle était là depuis toujours, comme si elle y attendait Carax (et nous avec) de toute éternité. Pierre et Lucie sont beaux, ils s’aiment, se ressemblent comme des jumeaux, ils vont se marier. C’est une vision édénique, tous deux assis sur l’herbe, paisibles, un bonheur sans histoire. Mais des histoires, Pierre, écrivain à succès («le roman-culte d’une génération», proclame un magazine) sous le pseudonyme d’Aladin, en écrit. Et en rêve, aussi – un visage l’obsède, il ignore d’où il provient, premier avis de tempête. Une jeune femme à l’accent d’Europe de l’Est (Katerina Golubeva, de chez Sharunas Bartas), peut-être une sorcière, qu’il aperçoit trois fois avant de pouvoir la rejoindre, lui en racontera une autre, une histoire invraisemblable. «Pierre, tu n’es pas le seul enfant, je suis ta sœur Isabelle, tu dois me croire», chuinte-t-elle, des mots laborieusement accouchés, une fiction inattendue dans laquelle il choisira de s’engouffrer.
C’est un très long discours qu’elle lui livre, beaucoup de mots qui disent pourtant peu de choses – c’est le son de sa voix qui marque, une plainte déchirante qui est aussi une invitation. Ces monologues qui semblent ne jamais devoir s’achever au risque d’un effritement de l’attention, on a coutume de les appeler des tunnels. Et c’est précisément de cela qu’il s’agit, d’un tunnel qui s’ouvre dans la forêt et dans le film. On perd le fil du discours, hypnotisé par ces visages et ces deux corps qui se fraient un passage au milieu des arbres. Pierre décide de suivre Isabelle dans les entrailles féeriques du tunnel, elle lui montre le chemin, ils iront voir ensemble ce qu’il y a de l’autre côté.
Là se situe le véritable embranchement, l’annonce d’un départ (à Paris, pour commencer) mais déjà, plus tôt, Carax avait mis en place les conditions de ce bouleversement. Car, dans Pola X, la cassure ne se produit que parce qu’elle est inévitable, fruit de la lutte de forces antagonistes, de logiques contraires qui s’entremêlent pour faire naître la fièvre et conduire au chaos. D’abord discrètement, puis de façon de plus en plus flagrante, Pola X est un film accidenté. C’est en premier lieu son montage brutal, qui efface la transition, gomme le temps du voyage. On bondit d’un lieu à un autre, la route, lieu de nombreuses chevauchées à moto, étant moins ce qui relie deux endroits qu’un espace en soi. Carax brise la continuité et, à rebours de son apparent désir totalisant, se dirige en fait vers un cinéma de la séquence, voire du plan, tout en neutralisant fréquemment la possibilité pour chaque moment de s’évader de la pesanteur – comme dans les nombreuses séquences de liberté volée qui restent gravées dans la mémoire longtemps après la vision de Mauvais sang ou des Amants du Pont-Neuf. Deux ou trois fois, pourtant, le film s’abandonne à l’instant. Pour le rire d’une fillette vers laquelle se penche Guillaume D. dans un petit restaurant où un homme s’improvise star approximative du karaoké chinois. Pour, surtout, la magnifique scène d’amour physique entre Pierre et Isabelle, en clair-obscur, comme une danse instinctive et évidente, des gestes neufs et qui viennent pourtant de très loin, une bouche gobe un sexe, une langue pressée, une tendre furie, deux corps se trouvent sans mal et se complètent – c’est l’anti-Romance, sauf qu’il n’y a pas plus d’issue.
Les accidents de Pola X sont aussi à prendre au sens littéral car les chutes ou collisions, à pied, à moto ou en voiture, s’y multiplient. Leur apparition coïncide avec celle d’Isabelle, fantomatique, dont la présence sombre et ébouriffée fait tache dans le monde hygiénique du début du film. Lorsque Pierre l’aperçoit, elle perd l’équilibre en tentant de s’enfuir – la même chose se produira lorsqu’il la retrouvera dans la forêt. Lancé à sa poursuite en moto, il percute une voiture en stationnement et s’écroule lourdement. L’irruption de cette femme, la troisième sœur, la seule qui dit l’être vraiment – l’essentiel est d’y croire –, dans une vie planifiée (la chronique d’un mariage annoncé) est source de fiction, qui est ici synonyme de déséquilibre – il faudrait n’être que deux, mais on est toujours plus de deux et, même seul, on est déjà trop nombreux. Jamais ce déséquilibre ne sera dépassé, ni par les personnages, ni par le film. Il n’est plus possible de lancer un défi au monde en dansant sur la corde raide. Carax s’acharne, cruellement masochiste, à mettre en danger tout ce qui, jusqu’à aujourd’hui, était emblématique de son cinéma. Il n’est pas innocent que Pola X recèle plusieurs citations explicites de ses films précédents, comme pour invoquer une dernière fois ses idoles en leur crépuscule. A la course chorégraphiée de Denis Lavant contre un mur au son de Modern Love de Bowie dans Mauvais sang répond celle, hasardeuse et désarticulée, d’un Guillaume Depardieu claudicant sur une musique industrielle. Lorsqu’une jeune femme court sur un pont, c’est qu’elle croit que l’homme qu’elle aime est mort, et, arrivée au bout du pont, elle manque de tomber dans l’escalier. Heureusement, l’homme est là pour la rattraper (comme il sera là pour plonger lorsqu’elle se jettera dans la Seine) mais la séquence suivante, en totale rupture, montrera Deneuve, qui, abandonnée, a échangé bien malgré elle son statut avec Katerina Golubeva (elle était la «sœur», elle devient à son tour l’apparition surnaturelle, surgie d’ailleurs puisque le récit s’est déplacé), partir à moto, tomber et mourir – même les motos, dans la nuit, ne roulent plus droit. Carax reprend ses motifs, mais en les minant de l’intérieur, jusqu’à ce qu’ils se défassent, il refuse rageusement d’y croire encore – il en est pourtant qui résistent un peu, et cette résistance est très belle.
Mais pour Carax, Pola X est aussi une introspection sans pitié, qui tourne vite au jeu de massacre. Car sous le masque de Pierre, écrivain à la mode qui choisit de se cacher derrière un pseudonyme et de fuir les médias, qui rêve d’écrire le livre ultime, celui qui dirait «la vérité», il est difficile de ne pas reconnaître Carax lui-même. Avec Isabelle, après l’intermède parisien qui se solde par la mort fulgurante d’une petite fille (celle qui, avec une femme un peu plus âgée, accompagnait Isabelle), Pierre trouvera asile dans une sorte de vieil entrepôt, un no man’s land post-industriel occupé par une étrange communauté (une secte russe ? une armée de combattants bosniaques ?) que mène un Christ blond aux bras levés, à la fois chef d’orchestre et chef de guerre, interprété par un Sharunas Bartas furieusement indéchiffrable dans sa muette grandiloquence – à l’image du film, donc. Carax et son cinéma se réfugient chez Bartas, cherchent asile dans ses espaces hantés par des fictions indécidables, des visions mythiques et paranoïaques. Pour Pierre, il s’agit aussi de se retirer afin d’écrire enfin ce livre pour lequel il craint de ne pas être encore prêt. Et, dans ce but, de réinstaurer un cloisonnement, d’isoler une pièce où il s’enfermera (tournant le dos à la caméra, penché en avant, il écrit). Pour ce faire, il faut poser soi-même une porte grinçante, puis une seconde. Dans deux pièces situées aux deux extrémités de la chambre de l’écrivain s’installent ses deux femmes-sœurs – Lucie, malade d’amour, les a rejoints – mais, lorsqu’il tentera d’en embrasser une, le poids de leurs deux corps appuyés ouvrira la porte de l’autre. L’enfermement n’est ni possible ni souhaitable. Les espaces s’ouvrent, les plans se télescopent, les corps se dégradent. L’ambitieux écrivain boite, doit s’aider d’une canne, chausse des lunettes aux verres en cul de bouteille, ne se rase plus, avance tordu, en quête, comme le film, d’une unité introuvable, un monstre dans un film monstre. Aladin l’écrivain à succès s’est métamorphosé en Pierre le fou.
De cette figure d’artiste raté, forcément raté, Carax épouse le parcours, mais pas le discours lacunaire – les mots manquent pour dire ce qui s’échappe, exprimer des désirs qui se perdent dans la confusion. Il prend pour lui le discours de son éditrice, seul personnage totalement bienveillant du film, voix de la sagesse qui l’incite à revenir au monde, à accepter son immaturité et à s’extirper de la pente abrupte sur laquelle l’entraîne son fantasme morbide d’artiste définitif. Mais aussi, avec une noire ironie, celui de cet autre éditeur qui, par lettre, qualifie son grand œuvre de «bouillie délirante» qui tiendrait du plagiat. Pierre est son double, mais jusqu’à un certain point seulement. Le film résiste au binaire, aux oppositions faciles, entre la haute société et les réfugiés d’Europe de l’Est, l’art et la vie, l’effacement et la visibilité, le paradis et l’enfer. Jamais une idée (ou un lieu, un corps) ne peut se substituer à une autre. C’est quelque part entre ces termes que se meut Pola X, trébuchant avec un style étourdissant, puis chutant, sans fin – il n’y a pas d’échappatoire, pas de rédemption, juste des contradictions, des renversements qui mènent à l’absurde et à ses conséquences tragiques. Le suicide et, d’abord, le meurtre, comme si le cauchemar des Amants du Pont-Neuf devenait réalité. Et c’est sans doute ainsi qu’il faut recevoir Pola X : comme la réalisation des cauchemars de son auteur, la mise en (in)forme de ses angoisses, de ses dégoûts, une libération en forme d’autodestruction, un exorcisme, une catharsis. Ce qui ressemble à une fin pourrait n’être qu’un début. Peut-être Carax abandonnera-il le cinéma, mais peut-être pas. Peut-être reviendra-t-il très vite avec un film apaisé, pour un nouveau départ, après avoir ainsi fait table rase. On doit le croire.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°535, mai 1999)
Pola X (France, 1999) de Leos Carax