Mais que nous veulent ces yeux qui s’ouvrent dans la nuit ? Peut-être s’agit-il d’une créature merveilleuse décidée à nous tirer hors de l’ombre. Mais peut-être est-ce un monstre qui surgira pour nous entraîner avec lui, pour le pire, mutilation, contamination, fin de l’histoire. Chez Hayao Miyazaki, rien n’est jamais sûr, tout peut toujours s’inverser. De ce pape de l’animation japonais, dont seul le brillant Porco Rosso (1992) avait jusqu’à présent (en 1995) été distribué en France, débarquent coup sur coup deux films au centre desquels se trouve la question du rapport que l’on entretient (ou que l’on détériore, que l’on laisse se dégrader) avec la nature (avec le monde, le décor dessiné, l’environnement au sens large). Aujourd’hui âgé de 58 ans, Miyazaki a débuté à la télévision japonaise dans les années 60, a tourné pour le cinéma, fondé le studio Ghibli. Mon voisin Totoro (1988), sur les écrans français depuis le 8 décembre, conduit peu à peu les enfants vers une lumière provisoire. Princesse Mononoké (1997), qui, sauf revirement évidemment espéré, sera l’ultime réalisation de Miyazaki, marque l’apogée de son œuvre.
Mon voisin Totoro, donc, commence par l’arrivée, à la campagne, d’un homme et de ses deux filles, la petite Mei et la grande Satsuki. Elles sont déjà dans le jeu : en traversant les rizières dans la camionnette surchargée, elles se cachent, se montrent, se cachent. Puis la petite famille atteint la maison. Hantée ? C’est ce qu’on dit, ce que pense l’admiratif mais lâche petit voisin. Qu’est-ce qui se cache au cœur de ces estampes pop qu’accompagne la musique idéalement sentimentale du kitanien Joe Hisaishi ? La découverte se fait en deux temps. D’abord, le cinéaste montre les lieux, apparemment inhabités, disponibles, ouverts. Puis apparaissent les deux fillettes, le rire, la peur. Mei suit Satsuki, parcourt les mêmes pièces, reproduit ses réactions, fait comme si elle était la première. Mais d’emblée s’impose une ombre. La mère est absente, malade, c’est pour se rapprocher de l’hôpital que la famille s’est installée à côté de la maison d’une vieille femme, pour un été chez grand-mère. Face à la menace de la mort (le fantastique négatif), il faudra inventer un autre surnaturel, positif celui-là, masquer l’inquiétude par un nouvel enchantement. Mei, soudain promue éclaireuse, découvrira, dans la forêt, une petite créature, puis une moyenne, enfin une grande, Totoro, animal étrange entre le lapin et l’ours, le hibou et le chat. La cadette était celle qui suit le mouvement. Maintenant, elle explore son monde. Elle a enfin une chose bien à elle, qu’elle voudra montrer.
Dans Mon voisin Totoro, le dessin se fait d’abord imitation du réel, des formes, des matières. Puis vient sa transformation, sous les yeux de la fillette, en un terrain de jeu obéissant à des règles qui restent à déchiffrer. Mei est une nouvelle Alice en partance pour le pays des merveilles, par le sommeil, il suffit d’y croire. D’autant que Totoro n’est pas une créature surgie de nulle part, mais le héros des livres qu’elle lit : c’est l’enfant qu’elle enfante pour combler un vide. Plus tard, le père est parti à l’hôpital, Mei a disparu. C’est Totoro que sa grande sœur désemparée appelle à l’aide. Car tout naît de l’impuissance. Face aux événements (adultes, scandaleusement adultes), face au temps. Miyazaki travaille sur la durée, sur l’attente – voir cette séquence où les deux fillettes, en compagnie de Totoro, au bord de la route, guettent l’arrivée d’un bus qui ne vient pas. Pas trace ici d’une volonté d’efficacité à tout prix. La plupart du temps, il ne se passe rien, les plans (car, même dessinés, il s’agit bien de plans) durent, jusqu’à ce que quelque chose apparaisse. Seuls les enfants voient les trois Totoro – trois silhouettes qui rappellent celles des fillettes en compagnie de leur père.
Au départ, il y a donc la peur et l’ennui. Et aussi, peut-être surtout, un fantasme d’ubiquité. Savoir ce qui se passe ailleurs, là où les enfants (les spectateurs) n’ont pas leur place, hors-champ, dans la partie du monde qui leur échappe. L’issue est affaire de vitesse, pour dépasser la lente et élégante mise en scène du film (du monde adulte). Alors surgit le chat-bus, créature évidemment lewis-carrollienne, pour qui les obstacles n’existent pas. La direction suffit (« Mei », lorsque la fillette s’est perdue) et l’on bondit d’un point à un autre. Les espaces ne sont plus séparés : on passe la frontière (Mei entre dans la salle de classe, le chat-bus traverse les champs). A la stylisation aiguisée du début succèdent les rondeurs (le ventre de Totoro, l’arbre rebondi qui s’élève la nuit, les formes du chat-bus). Il fallait d’abord reproduire, aussi fidèlement que possible, un monde. Après, le dessin rend tout possible. Au cœur de la nature, les fillettes ont inventé de nouveaux dieux enfantins. Le pouvoir s’est déplacé.
Princesse Mononoké obéit à la même logique, mais dans le cadre du cinéma d’aventure grandiose, de l’épopée à la fois historique et mythique. Par son ampleur et la complexité de son récit aux multiples bifurcations, le film évoque La Forteresse cachée et, lorsque l’un des premiers plans montre une course dans la forêt, la lumière s’insinuant à travers les feuilles bruissantes, il est difficile de ne pas penser à Rashomon. Jusqu’au bout, le film aura d’ailleurs des airs kurosawaïens, mais à sa manière étrange, passant insensiblement d’Akira au Kiyoshi de Charisma.
Pour un film d’animation de ce type, la nécessité d’inventer des figures (héros, dieux, monstres) est première. Mais, encore une fois, celle d’un ancrage dans le réel se trouve également renforcée par le projet, qui ne peut se satisfaire d’un monde de pure fantaisie sous peine de basculer dans la redondance (l’étrange engendrant l’étrange). On sait que le meilleur de l’animation japonaise a adopté le vocabulaire du cinéma (travellings, panoramiques, gros plans, montage) pour traiter un univers créé de toutes pièces comme une réalité préexistante. Au lieu de rêver à de douteux plans-mondes exhaustifs où tout serait visible, Miyazaki fait des prélèvements et travaille à réorganiser l’espace en vrai metteur en scène. Mieux : dans ce film où le héros peut tout rencontrer, et surtout des créatures hybrides à la nature instable (des animaux-dieux, un sanglier possédé, une fille-louve), la question de l’altérité est centrale alors qu’elle risquait de s’effacer. On craignait que tout se vaille, mais le clignotement des identités fait que rien n’est indifférent. Quant à l’évident rapprochement avec le jeu vidéo, il ne prend pas la forme d’une imitation mais résulte de convergences technologiques et narratives, d’un échange fructueux. Avec, surtout, l’idée excitante d’une suite de mondes à découvrir, cachés, inouïs, jamais vus – pas de temps à perdre : vite, tout faire pour passer au plan/au niveau suivant.
Princesse Mononoké se compose de deux types de séquences. D’abord l’action, de sa préparation à l’explosion. On peut alors voir le film comme un pendant manga plausible au morcellement cliniquement barbare de The Blade de Tsui Hark. Les têtes et les bras volent, l’image se strie de lignes désordonnées. Suite à un exploit qui l’a laissé blessé, le jeune héros a été contaminé par le mal. Des taches sur son corps s’étendent, parfois son bras gonfle, devient autonome pour tuer avec une force surhumaine. Le corps se divise, l’action ne s’identifie pas à l’homme et, finalement, ne résout rien dans ce film qui ne s’appuie sur l’opposition entre le bien et le mal que pour rejeter tout manichéisme. Chacun a ses raisons (les animaux-dieux qui veulent préserver la forêt, la communauté de forgerons décidés à en exploiter les ressources), toutes défendables. C’est là qu’intervient le second type de séquences, les plus belles : des confrontations, en face à face, où s’opposent les points de vue, presque des dialogues philosophiques. En particulier entre Ashitaka, le héros, et Moro, la déesse-louve, sur un rocher, entre le ciel et le vide. De la surcharge, on passe au dénuement, les corps se détachent du décor, et l’ambivalence se fait plus évidente. On se regarde, on cherche à se comprendre, chacun est à la fois une chose et son contraire, soudain suspendu au milieu. L’enjeu – qui est aussi celui de la mise en scène : imitation de la vie et délire formel ? – est là : dépasser l’écartèlement pour trouver un équilibre.
Princesse Mononoké rejoint là d’autres dessins animés japonais récents. Le récit (les rouages du scénario comme le mode de narration) se complexifie, les personnages ne peuvent atteindre une position morale incontestable (cf Jin-Roh de Hiroyuki Okiura), on doute de la nature de ce que l’on voit (cf Perfect Blue de Satoshi Kon). Dans Mon voisin Totoro, la solution naissait de la croyance, non pas aveugle mais permettant de voir. Dans Princesse Mononoké, film-somme qui rêve d’une réconciliation comparable (entre les protagonistes, entre la fantaisie sans limites et la fidélité au réel), on veut aussi tout voir et, surtout, ne pas avoir à choisir son camp. La grandeur est dans le refus de se laisser happer par un principe unique à l’exclusion de tout autre. Là réside l’admirable singularité du cinéma de Hayao Miyazaki : le maître de l’animation nippone filme avec persévérance et sans tricher la longue route vers l’utopie.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°542, janvier 2000)
Mon voisin Totoro (Japon, 1988) et Princesse Mononoké (Japon, 1997) de Hayao Miyazaki.
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