A l’origine, ce monde n’est pas celui de Némo. Au monde, il n’est d’ailleurs même pas encore venu lorsque débute le film. Sous la mer, un couple de poissons-clowns se réjouit : ils ont trouvé un foyer, et leurs 400 œufs écloront bientôt. Soudain, un poisson gros et menaçant se précipite vers eux. Que faire ? Se mettre à l’abri ou protéger leur progéniture en devenir ? Assommé alors que la mère s’est précipitée vers les œufs, le père restera seul. Seul avec sa peur, et avec un unique œuf survivant, d’où sortira Némo. L’intrigue commence réellement lorsque le père, Marin de son prénom, se décide à laisser l’enfant, ce survivant, se rendre à l’école des poissons. C’est alors un premier éblouissement devant les fonds marins luxuriants qu’ont recréés les artistes high-tech des studios Pixar. A l’enthousiasme du gamin (et au nôtre) répond la réticence du père, son angoisse issue de la scène primitive du film, son cauchemar inaugural en forme d’effondrement d’un univers rêvé. Le Monde de Némo repose sur ces deux élans contraires : s’élancer vers le large pour voir ce qu’il y a à y voir, se replier sur le foyer pour se préserver. Mais, le petit téméraire ayant été attrapé par des plongeurs, c’est celui qui a peur qui devra voir le monde : un parcours initiatique s’impose au père.
Le film se scinde alors en deux. Il y a l’aventure paternelle, sur les traces du rejeton, et l’attente du fils, retenu dans un foyer de substitution : un aquarium peuplé de poissons d’espèces diverses, manière de communauté burlesque retirée qui rêve de l’océan. A l’enfermement de l’aquarium répond une vision effrayante : un petit poisson, dont l’apparence même résiste à l’anthropomorphisme quasi général, seul au centre de l’écran avec, autour de lui, du bleu, rien que du bleu. Plus encore que les apparitions ponctuelles de requins ou d’un monstre des profondeurs – qui ont de quoi faire sursauter –, cette image de solitude et de fragilité provoque la peur la plus prégnante, une angoisse mélancolique qui se prolonge bien au-delà du plan qui l’a fait naître. Si Le Monde de Némo est l’un des films les plus drôles et bondissants de ces dernières années, c’est aussi l’un de ceux qui font toucher du doigt avec la plus grande justesse, par la simplicité de la mise en scène davantage que par le récit, la fragilité du vivant, peur de la vie et peur de la mort s’y présentant comme les deux faces d’une même pièce.
Mais c’est d’une pièce particulièrement brillante et, finalement, réjouissante qu’il s’agit. Si, de 1001 Pattes à Monstres et Cie en passant par les deux Toy Story, les studios Pixar ne cessent de confirmer leur rang de pionniers de l’animation en images de synthèse, c’est en retrouvant quelque chose des origines du cinéma, un sens du merveilleux et un goût pour la frontalité étonnante qui s’épanouissent encore dans Le Monde de Némo. La grande affaire du film, esthétiquement comme au niveau de sa narration, c’est de dépasser l’image orpheline, la saynète (comique ou tragique) solitaire, pour instaurer de la continuité, pour créer de la fiction-lien. Dans son odyssée, le papa de Némo s’est trouvé une compagne improbable, Dory, personnage magnifique de poisson dépourvu de mémoire, qui oublie tout d’une minute à l’autre. Par exemple, si Marin lui demande son chemin, elle lui propose de la suivre pour, un instant plus tard, s’en prendre à ce poisson qu’elle ne reconnaît et qui ne la lâche pas d’une semelle. Avec elle, pas de continuité possible, donc pas d’histoire, pas d’aventure, mais une indifférenciation générale. C’est pourtant à elle qu’échoit la mission de retenir l’adresse de l’endroit où a échoué Némo, mot de passe auquel elle s’accrochera et qui instaure à la fois un lien avec le passé (sa rencontre avec Marin) et avec le futur (leur odyssée à venir). Ainsi, le déploiement du récit devient possible, qui s’identifie à une promesse de voyage : à travers la mer se dessine une route qui permet à l’histoire de s’écrire, aux fragments d’espace-temps de se connecter enfin.
Cette fiction en chantier se nourrit d’une opposition ou, plutôt, une conversation entre l’un et le multiple. Unicité de Nemo après la disparition des œufs renfermant ses 399 frères et sœurs potentiels, multiplicité des mouettes jumelles (dans une scène reprise des Oiseaux d’Hitchcock), des poissons pris dans un filet de pêche, des méduses dangereuses… L’enjeu, à tous les plans, c’est l’individuation sans la séparation, la présence au monde reconnu comme sien. Une séquence essentielle fait basculer le film. Marin est parvenu à échapper à un gigantesque requin, et le récit de ses exploits se transmet parmi le peule de la mer, des poissons aux crabes et jusqu’à un albatros qui raconte cette histoire aux occupants de l’aquarium de Némo. Ce qui importe alors, davantage encore que ce qu’a réussi le père (et que l’espoir qui renaît alors chez l’enfant), c’est que son aventure soit devenue une histoire, et que celle-ci circule, se changeant en une manière de petit mythe à usage personnel. Avec cette histoire, c’est le monde qui est légué à Némo, petit spectateur qui n’aura presque plus peur.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°584, novembre 2003)
Le Monde de Némo (Finding Nemo, Etats-Unis, 2003) d’Andrew Stanton.