Si elle a, dans le sillage d’Alone in the Dark, donné naissance à un genre vidéoludique à part entière, la saga Resident Evil ne serait sans doute pas ce qu’elle est si ses créateurs n’avaient pas abondamment fréquenté les salles obscures nippones qui ne tremblaient pas devant le cinéma d’épouvante. Les jours où un film de George Romero était à l’affiche, ils devaient même se ruer sur les premiers rangs. Avant de se lancer dans un intense échange de DVD.
« A l’époque où j’étais dans l’équipe de développement du premier Resident Evil, Shinji Mikami avait rédigé une liste de 30 ou 40 titres sur un papier et me l’avait tendu en disant : “Va jeter un œil à ces films”. Il est fan de films d’horreur depuis sa jeunesse. Moi, je n’aime pas trop ça : j’ai toujours préféré les films d’action. » Interviewé dans le livre Research on Biohazard 2 – Final Edition (1998), Hideki Kamiya ne faisait pas mystère de la principale source d’inspiration de Resident Evil : le cinéma, et à travers un très large spectre de films. Il serait d’ailleurs sans doute piquant de retrouver la liste établie à l’époque par Mikami, qui pourrait bien réserver quelques surprises. Mais les propos de Kamiya révèlent aussi qu’existait, dès l’origine de la saga, comme une tension sur le choix même de ses modèles cinématographiques, laquelle n’allait pas tarder à se voir transposée sur le plan ludique : horreur ou action ? Une tension qui existe déjà dans plusieurs films qui ont laissé une trace sur Resident Evil.
Certains d’entre eux ont eu une influence directe. Pour d’autres, elle est plus souterraine, plus fugace, plus secrète. Parfois, c’est un objet, un monstre, un élément de décor ou un type d’ambiance, un choix esthétique même, une idée de mise en scène qui ont fait le trajet du cinéma au jeu vidéo. Sans parler des grandes figures historiques du film d’épouvante que, conscients ou non de leur origine, les divers auteurs des jeux Resident Evil ont intégré à leurs aventures interactives. Mais s’il paraît impossible de dresser une liste exhaustive des films qui ont influencé Shinji Mikami, son équipe et ses successeurs, on serait prêt à parier que, sur la trentaine de titres soumis en 1996 au futur réalisateur de Resident Evil 2 par le père de la série, figuraient au moins deux ou trois films du grand George Romero.
Debout les morts !
En 1968, la première réalisation dudit Romero, cinéaste alors inconnu de 28 ans, fait sensation. Tourné en noir et blanc et pour un budget presque ridicule (114 000 dollars) dans la campagne des environs de Pittsburgh, Pennsylvanie, La Nuit des morts vivants (Night of the Living Dead) marque un tournant pour le film d’horreur. Une jeune femme et son frère se rendent sur la tombe de leur père. Blagueur, le garçon cherche à effrayer sa sœur, mais le duo est attaqué par un homme à la raideur étrange dont ils se moquaient gentiment alors qu’il paraissait errer dans ce cimetière loin de tout. La jeune fille prend la fuite et finit par trouver refuge, en compagnie d’une poignée d’inconnus, dans une maison isolée que ne tarde pas à cerner une inquiétante foule de « ghoules » (le mot zombie n’est pas prononcé). A l’intérieur, la résistance s’organise : on se barricade, clouant portes et fenêtres ; on débat de la meilleure stratégie à suivre (rester au rez-de-chaussée ou s’enfermer dans la cave ? tenter une sortie ou attendre d’éventuels secours ?) ; on suit grâce à la radio la progression de l’« épidémie ». Le cauchemar a commencé.
Ces créatures menaçantes au regard fixe et à la progression lente mais inexorable sont les ancêtres des zombies de Resident Evil. La cause de leur retour d’entre les morts (à deux conditions : le décès doit être récent et l’enterrement ne pas avoir eu lieu) demeure incertaine. Peut-être tout cela est-il dû à des radiations venues de l’espace, hasarde un scientifique à la télévision. Un bras surgit brusquement d’une fenêtre renforcée par des planches pour saisir l’un des personnages encore humains – les joueurs vivront la même chose dans le commissariat de Resident Evil 2. La meute tente de pénétrer de force dans la maison – là, ce serait plutôt Resident Evil 4. Une flaque de sang sur le sol, une vitre (de voiture, au début du film) soudain brisée, un cadavre défiguré dont les yeux semblent encore nous fixer, une angoisse qui monte dans l’obscurité à chaque entrée dans une nouvelle pièce : les points communs avec la série de Capcom sont innombrables. Mais les cadrages mêmes, inhabituels et empêchant une appréhension totale de l’espace, annoncent ceux, fixes, des premiers Resident Evil. Mikami et ses complices étaient limités par les technologies de l’époque PlayStation. C’est à peu près la même chose pour Romero à la fin des années 1960, avec ses finances réduites et ses effets spéciaux balbutiants : dans le film comme dans les jeux, l’économie de moyens, non choisie, devient une force à partir du moment où elle est intelligemment contournée par de vrais partis pris esthétiques.
Après la nuit
George Romero ne s’est pas arrêté à La Nuit des morts vivants. A ce jour, l’homme en est à six films de zombies, ayant repris dans les années 2000 les choses là où il les avait laissées avec sa première trilogie dont les deux autres volets ont aussi laissé leur empreinte sur Resident Evil. En 1978, Zombie (Dawn of the Dead) se déroule presque intégralement dans un centre commercial – nos amis de chez Capcom s’en souviendront lorsqu’ils donneront naissance à Dead Rising. Cette fois, le film prend des couleurs et les personnages ne sont plus des civils « ordinaires » : certains, paramilitaires à qui le maniement des armes n’est assurément pas étranger, sont membre du SWAT, ce qui les rapproche des héros de Resident Evil là où ceux de La Nuit des morts vivants avaient peut-être plus de points communs avec ceux de Silent Hill. Mais cela ne diminue en rien le sentiment de vulnérabilité qui domine cette paradoxale apocalypse tout confort où humains et zombies prennent d’assaut les boutiques désormais en vrai libre-service – avec même, entre le coiffeur et le resto chic, un détour par la salle d’arcade pour une partie monochrome de Gun Fight.
Comme dans les jeux, les personnages se trouvent soumis à une suite de problèmes pratiques, pour ne pas dire d’énigmes à résoudre. Comment conduire à bon port ce chariot bourré de marchandises cueillies dans les rayons ? Comment distraire les zombies le temps de sortir du magasin ? Et ils s’en sortent en utilisant tout ce qui est à leur disposition – un chalumeau, un camion, etc. Comme dans La Nuit des morts vivants, le récit se révèle cependant porteur d’une signification critique, politique, plus profonde que celle de Resident Evil. La Nuit… évoquait des images de lynchage et s’achevait sur le meurtre d’un Noir que les « bons » Américains, carabine au poing, avaient pris pour un zombie – son happy end était pour le moins acide. Zombie nous parle non sans ironie de la société de consommation et de ses aspects déshumanisants – eh oui, désolé les amis, mais ces morts vivants qui se collent aux vitrines, c’est quand même un peu nous tous.
Le troisième volet de la trilogie, Le Jour des morts vivants (Day of the Dead, 1985) va encore plus loin, faisant des militaires crétins qui y cohabitent non sans anicroches avec une poignée de scientifiques étudiant lesdites créatures (avec, à la clé, quelques expériences douteuses) des personnages presque aussi effrayants et nettement plus détestables que les zombies. Si l’essentiel du film se déroule dans un silo à missile, ses premières séquences ont quelque chose de familier. Une ville apparemment déserte, des rues jonchées d’ordures, des voitures en piteux état, des cadavres abandonnés. Puis les zombies sortent de leurs cachettes. Impossible d’imaginer que ces visions n’aient pas servi de modèles à la création de Raccoon City telle qu’on peut la découvrir dans Resident Evil 2 et 3.
Ici, tout n’est pas forcément perdu pour les zombies : l’un d’entre eux, captif, découvre le téléphone, le livre, apprend presque à parler et se remémore certains gestes de son ancienne vie. Dont l’utilisation d’un flingue, dommage pour le (méchant) militaire qui se trouvera dans sa ligne de mire. Et qui mourra, déchiqueté, après s’être cru stoppé dans sa fuite par une porte verrouillée – tout amateur de survival horror est en mesure de compatir. La dimension carnavalesque (un zombie en robe de mariée, un autre en tenue de footballeur américain…), le côté quasi chorégraphié de la marche des morts vivants (le film est à peu près contemporain du clip Thriller de Michael Jackson réalisé en 1983 par John Landis) font partie des pistes que n’a pas explorées Resident Evil – mais Dead Rising a joyeusement pris le relais.
Les fous aussi
Si cette inoubliable trilogie zombie fait figure de matrice de la saga de Capcom, l’influence du cinéma de George Romero ne s’arrête pas là. Un autre film du réalisateur américain, moins connu, a lui aussi son importance : Le Jour des fous vivants (1973), The Crazies en V.O., dont l’un des titres alternatifs est Code Name : Trixie, du nom du virus qui y fait rage – vous avez dit Code Veronica ? Dans sa première scène, deux enfants jouent à se faire peur (comme nous devant nos consoles ?) avant d’être sauvagement agressés par leur propre père. Pas de zombies ici, mais une épidémie causée par une arme bactériologique née de la collaboration entre militaires et scientifiques et qui, après le crash d’un avion, a contaminé l’eau de la ville. Qui est infecté ? Qui est sain ? Le doute est permanent. Soudain, une vieille dame qui tricotait tranquillement sur son rocking-chair se lève pour assassiner un soldat d’un coup d’aiguille savamment plantée.
C’est un film de traque, un film constamment sur le point de sombrer dans le chaos. Qui nous fait le plus peur ? Les militaires en combinaison étanche et aux paroles incompréhensibles sous leurs masques à gaz ou les rednecks déchaînés prêts à prendre le maquis. La foule villageoise déchaînée trouvera un écho dans celles de Resident Evil 4 – Hiroyuki Kobayashi, producteur de cet épisode, ne se fait pas prier pour avouer que Le Jour des fous vivants figure à son panthéon cinématographique personnel. Ce qui travaille le film, c’est la frontière ténue entre l’homme-animal et sa version civilisée, et son exploration n’est pas exempte de paradoxes : la brutalité s’épanouit des deux côtés (les soldats, là non plus, ne sont pas très aimés), et si la paranoïa menace, la joie pourrait bien être davantage présente du côté des fous. Plus que son interrogation quasi philosophique, c’est son point de départ scénaristique qui a influencé Resident Evil, mais aussi ses saillies graphiques, et cette idée féconde que, de la peur au plaisir, il n’y a souvent qu’un pas.
Révisons nos classiques
Dès son premier épisode, la saga de Capcom nous emmène cependant dans des lieux qui n’ont pas grand-chose à voir avec ceux que fréquentent les films de zombies de George Romero. Un manoir, sombre, presque labyrinthique et dont les portes cachent de bien lourds secrets. Sous l’influence du roman gothique, le cinéma d’épouvante a souvent eu recours à ce type de décors inquiétants, et ce depuis son origine. En règle générale, la créature qui fait trembler le spectateur n’y est pas le mort vivant mais l’un de ses lointains cousins tout aussi doué pour les sorties de cercueils et qui, lui aussi, change en créatures des ténèbres les victimes de ses morsures : le vampire. Adaptation officieuse (pour des questions de droits) du Dracula de Bram Stoker, Nosferatu (1922) du réalisateur allemand Friedrich Wilhelm Murnau est le grand film pionnier du genre, un « poème métaphysique dans lequel les forces de mort ont vocation – une vocation inexorable – d’attirer à elles, d’aspirer, d’absorber les forces de vie » d’après l’historien du cinéma Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma – Les Films. Un film, aussi, où à l’architecture du château du vampire fait écho une vision tout aussi effrayante, dans son dépouillement, de la nature, des forêts, des prairies, du vent que l’on jurerait entendre souffler dans ce film pourtant muet qui, toujours selon Lourcelles, « est à l’origine d’un courant fondamental du cinéma, celui de la morbidité ». Un courant qui trouve naturellement son prolongement dans le survival horror vidéoludique. Quant à Nosferatu, c’est aussi, pour l’anecdote, le nom d’un boss de Code Veronica.
Du Dracula officiel de Todd Browning (1931) à celui de Francis Ford Coppola (1992) en passant par les somptueuses réinterprétations baroques du mythe par la société de production britannique Hammer Films à partir du Cauchemar de Dracula (1958) de Terence Fisher, la figure du vampire n’a cessé de hanter le cinéma. Resident Evil n’en a pas retenu le romantisme noir et fiévreux mais, plutôt, la terreur ressentie face à une créature menaçante qui nous ressemble. Et, encore une fois, ce manoir à la fois impressionnant et malaisant, en lui-même fascinant, théâtre de jeux d’ombres riche en recoins et passages secrets qui est comme le siège même du mal, un espace métaphorique que le joueur tremblant se voit invité à visiter pour de bon.
De Dracula à Frankenstein, au cinéma, il n’y a souvent qu’un pas. Historiquement, les deux monstres emblématiques du cinéma d’horreur ont prospéré aux mêmes époques. Quand Bela Lugosi se grimait en vampire devant la caméra de Todd Browning, Boris Karloff faisait frissonner le public dans Frankenstein (1931) ou La Fiancée de Frankenstein (1935) sous la direction de James Whale. Et à la grande époque de la Hammer et de Terence Fisher, le comédien britannique Christopher Lee passait d’un rôle à l’autre sans se départir de sa troublante raideur. A Frankenstein, Resident Evil emprunte surtout l’idée de la manipulation scientifique qui tourne mal. Ici, ce n’est pas un virus qui donne naissance au monstre mais l’expérience d’un savant plein de bonnes intentions (à défaut d’être conscient des conséquences possibles de son acte) qui assemble des morceaux de corps dans le but de créer un homme artificiel. Lequel, maladroit et mu par ses seuls instincts, ne tardera pas à semer la terreur tel un zombie avant l’heure. Mais, de la même manière que les morts vivants de Resident Evil, aussi agressifs soient-ils, ne nous sont pas donnés à détester, la créature du docteur Frankenstein peut susciter la crainte mais pas la haine : au même titre que les zombies et mutants divers des jeux, il fait plutôt figure de monstre « innocent ». Le véritable ennemi, ce n’est certainement pas lui.
Miroirs déformants
L’histoire du cinéma fantastique regorge ainsi de créatures dangereuses malgré elles, et qui s’inscrivent beaucoup plus profondément dans la mémoire du spectateur que les simples humains qui leur sont opposés. Plutôt que scientifique ou militaire, leur origine est généralement mythologique, culturelle, exotique. C’est le cas de La Momie qu’un archéologue ramène malencontreusement à la « vie » après des millénaires de sommeil et qui, elle aussi, a eu une première période de gloire hollywoodienne dans les années 1930 (sous la direction de Karl Freund, 1933) et une autre, en Grande-Bretagne, à la grande époque de la Hammer. C’est aussi celui des premiers zombies de cinéma, incertains, suggérés par Jack Tourneur, adepte de la suggestion plutôt que de l’effet choc, dans Vaudou (I Walked With a Zombie, 1943), qui se déroule sur une île proche d’Haïti. Et dont, selon le critique et cinéaste Louis Skorecki, « la poésie (…) vient précisément d’un monde étrange et inconnu, fait d’ombres et de menaces, dans lequel on avance les yeux grands ouverts comme dans un rêve éveillé. » (Les violons ont toujours raison). Ce qui décrit aussi assez bien l’état du joueur traversant une portion « calme » d’un survival horror, un couloir étroit, une rue déserte, une forêt obscure.
En 1955, un film britannique en noir et blanc mariant subtilement horreur et science-fiction montre un peu plus la voie à Resident Evil. Le Monstre (The Quatermass Xperiment) de Val Guest est inspiré d’une série télévisée pionnière de la BBC et fera l’objet de plusieurs suites pour le petit et le grand écran, dont le très culte Les Monstres de l’espace (The Quatermass and the Pit, 1967) de Roy Ward Baker. Dans le long métrage originel, le retour sur terre d’une fusée envoyée dans l’espace provoque la stupeur. Tous les astronautes ont disparu sauf un, qui ne semble plus être tout à fait lui-même. Raideur, mutisme, regard fixe : le voyageur a indéniablement quelque chose du mort vivant, dont il partagera le destin de créature à la fois meurtrière (qui laisse ses victimes défigurées), souffrante et traquée. Et qui, potentiellement contagieuse (la menace d’une contamination à grande échelle pèse sur le récit), est comme notre reflet dans un miroir déformant. L’homme se transformera en une sorte de monstre gluant de l’espace – le film est l’histoire de sa métamorphose – qui sera vaincue. Et que décidera alors de faire ce bon Professeur Quatermass dont l’expérience était à l’origine du drame ? De faire décoller une nouvelle fusée exploratrice au risque de déclencher une contamination extra-terrestre encore plus sévère – l’humanité ne perd rien pour attendre.
Zombies zen
Dans ce film, l’équation n’est pas vraiment celle des jeux Resident Evil (et des longs métrages de Romero) : ici, il y a encore beaucoup d’hommes et peu de monstres (un seul, même). L’inversion du rapport de force est au centre d’un autre film extrêmement influent de la même époque, américain celui-là : L’Invasion des profanateurs de sépultures (Invasion of the Body Snatchers, 1956) de Don Siegel, futur réalisateur de L’Inspecteur Harry, qui eut droit plus tard à des remakes signés Philip Kaufman (en 1978) et Abel Ferrara (en 1993). Un médecin de famille d’une petite ville californienne y est confronté à un étrange phénomène : nombre de patients viennent lui expliquer que leur mari, leur mère, leur oncle n’est plus lui ou elle-même même si, en apparence, rien n’a changé. L’homme découvrira peu à peu que, l’un après l’autre, les habitants sont remplacés par des extraterrestres à leur image, qui « poussent » comme des végétaux dans des sortes de cosses géantes et se substituent à eux alors qu’ils dorment après avoir absorbé leurs souvenirs.
Tout semble aller bien, la vie suit tranquillement son cours, la normalité des comportements sociaux est préservée (comme, à première vue, dans le village de Resident Evil 4), mais une chose a changé : tels des zombies zen, ces hommes nouvelle formule ne ressentent aucun amour, aucune émotion. Le doute s’installe alors : ce voisin, ce passant sont-ils déjà des leurs ? Et cette silhouette au fond du train / de la chambre / du magasin ? s’interroge de son côté le joueur de Resident Evil. Tourné en pleine guerre froide, le film de Don Siegel a parfois été perçu comme anti-communiste (ou, au contraire, anti-maccarthyste) mais sa portée est bien plus large, plus universelle. La menace, c’est l’absence de passion, l’indifférence, la vie mécanique. « Ils sont déjà là ! Vous êtes le prochain ! » s’entend dire le héros que la foule sans âme fera tout pour rattraper.
Emprunts et citations
D’une manière plus superficielle et au-delà de ces influences profondes, la saga Resident Evil s’apparente aussi à une collection de détails, de dispositifs effrayants, de motifs apparus d’abord au cinéma. Contaminés par le T-Virus pour s’être nourris de la chair de cadavres contaminés, les corbeaux mutants que l’on croise d’un jeu à l’autre évoquent immanquablement les volatiles devenus mystérieusement agressifs des Oiseaux (The Birds, 1963) d’Alfred Hitchcock. Quant au personnage d’Alfred Ashford, dans Code Veronica, il ressemble à une citation directe du personnage de Norman Bates dans Psychose (Psycho, 1960) du même réalisateur. Comme le meurtrier perturbé d’Hitchcock, il vit seul dans une grande maison, à l’écart. Comme lui, surtout, il se déguise en femme (l’un se fait passer pour sa mère, l’autre pour sa sœur). Et que dire de la machine à écrire à laquelle le joueur a recourt pour sauvegarder sa partie ? D’où vient-elle sinon de Shining (Stanley Kubrick, 1980), où le personnage d’écrivain joué par Jack Nicholson, sombrant dans la folie, tape sans cesse la même phrase (« Trop de travail et pas de plaisir font de Jack un triste sire » – on ne le contredira pas) alors qu’il est censé avancer dans la rédaction de son nouveau roman ?
Les emprunts s’immiscent jusque dans la conception même des scènes d’action. Le monstre du lac de Resident Evil 4 n’aurait peut-être pas existé sans Les Dents de la mer (1975). La panique qui gagne le joueur lorsque Leon Kennedy, tombé à l’eau, tente désespérément de rejoindre sa fragile embarcation ressemble en tout cas beaucoup à celle des baigneurs cherchant à échapper au requin du film de Steven Spielberg. Quant aux apparitions répétées de Nemesis dans Resident Evil 3, elles rappellent celles du Terminator (1984) de James Cameron. A ceci près que la créature apparemment indestructible ressemble nettement plus, du moins, physiquement au Chatterer de Hellraiser (Clive Barker, 1987) là où le T1000 de Terminator 2 (James Cameron, 1991) semble plutôt s’être réincarné en Albert Wesker – mais les débats sur la question font rage sur Internet, certains exégètes estimant que, dans ses apparitions les plus récentes, il doit au moins autant à l’Agent Smith de la trilogie Matrix (Andy et Lana Wachowski, 1999-2003).
De toute la saga Resident Evil, l’épisode 4 est, peut-être parce qu’il s’écarte (ludiquement, scénaristiquement) d’un certain nombre de conventions qui structuraient les précédents, celui qui s’appuie le plus ouvertement sur ce type de références. Au-delà des clins d’œil qui ne manquent pas (y compris au Seigneur des anneaux de Peter Jackson, 2001-2003), deux films semblent l’avoir profondément influencé. Réalisé en 1973 par le Britannique Robin Hardy, le premier a pour titre The Wicker Man (Le Dieu d’osier en V.F.) – Neil LaBute en a tourné un remake en 2006. Un policier se rend sur une île écossaise pour enquêter sur la disparition d’une fillette. Il y découvrira une population fanatisée et se livrant à d’inquiétants rites païens – les Ganados ne sont pas loin. Le deuxième film est encore plus évident. Cet homme à la tête couverte d’un sac en papier visiblement adepte des outils de bûcheronnage qui nous poursuit sans relâche à travers le village ne vient-il pas tout droit de Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974) ? Au-delà du choix de l’efficace appareil à découper les corps, l’idée d’un environnement campagnard angoissant, de choses épouvantables qui naissent au cœur même de la vie a priori la plus ordinaire (un petit village, une rue banale) hante le film comme le jeu.
Bastons et mutations
Resident Evil, c’est aussi une riche collection de corps mutants, hybrides, infectés, répugnants. D’ex-humains qui n’en sont plus tout à fait, mais quand même encore un peu, et ça fait d’autant plus peur. Là aussi, le cinéma est une source d’inspiration majeure, et l’œuvre de David Cronenberg a, semble-t-il, été étudiée de près par les designers de Capcom. Nées d’un mélange d’ADN de mouche et d’être humain, les Chimères évoquent immanquablement la transformation subie par le personnage interprété par Jeff Goldblum dans La Mouche (1986). Mais ce n’est pas tout : de Frissons (Shivers, 1975) à Chromosome 3 (The Brood, 1979) en passant par Rage (1977), la partie la plus strictement horrifique de l’œuvre du cinéaste canadien (ses débuts, donc) multiplie les visions choquantes d’êtres contaminés par des parasites ou soumis à de monstrueuses métamorphoses, souvent à la suite d’une expérience scientifique dont les effets ont quelque peu dépassé son éminent auteur.
Bien d’autres films, à commencer par Alien (Ridley Scott, 1979), se sont engagés sur le terrain de l’horreur qui vient de l’intérieur des corps, où quelque chose se développe jusqu’à, parfois, prendre carrément le contrôle de son hôte comme dans les derniers épisodes en date de Resident Evil. Le plus fameux d’entre eux est sans doute The Thing (1982) de John Carpenter, dont Resident Evil 5 reproduit presque à l’identique, parmi d’autres détails, la scène où la tête d’un chien s’ouvre par le milieu pour laisser apparaître le parasite hideux qui a prospéré en lui. Mais Carpenter est aussi le réalisateur d’Assaut (Assault on Precinct 13, 1976) où un groupe de personnages retranché dans un poste de police (comme celui de Resident Evil 2 et 3 ? Effectivement) cherche à repousser les amateurs d’innombrables membres d’un gang bien décidés à leur faire la peau. Le film est considéré comme un remake non officiel de Rio Bravo (Howard Hawks, 1959) mais il a aussi bien des points communs avec La Nuit des morts vivants, ne serait-ce que dans la représentation d’une foule hostile et dépourvue d’états d’âme guidés par une idée fixe meurtrière – et cette interrogation tenace : on va quand même bien finir par aller se planquer à la cave, non ? Egalement signé Carpenter, Invasion Los Angeles (They Live, 1988) met de son côté en scène une bande de résistants qui ont réalisé que le monde est en réalité gouverné par de froids extra-terrestres ayant pris forme humaine (vous avez dit Body Snatchers ?). Face à l’horreur, le héros carpenterien prend les armes et l’on ne tarde généralement pas à basculer dans le film d’action. Resident Evil a aussi retenu cette leçon.
(Paru dans IG, hors-série Resident Evil, septembre-octobre 2012)