Entre Raccoon City (Resident Evil) et Silent Hill, le cœur du gamer amateur d’émotions fortes balance. Inventées dans les mêmes années par les développeurs de Capcom et de Konami, les deux villes reines du survival-horror ont quelques points communs mais aussi beaucoup de différences. Qui ne sont pas pour rien dans l’effet produit par les jeux dont elles sont le cadre.
Entre les deux destinations virtuelles, pas facile de faire son choix. Paisible (à première vue, du moins) communauté rurale de la Nouvelle-Angleterre ou cité populeuse (jusqu’à sa destruction nucléaire, en tout cas) du Midwest ? Ville modeste tirant l’essentiel de ses ressources du tourisme ou métropole dont l’économie repose majoritairement sur les activités (un rien douteuses) d’une grande firme pharmaceutique ? Et pour les curiosités locales les plus, disons, percutantes : Pyramide Head ou Nemesis ? D’un côté, Silent Hill, qui a donné son nom à la troublante série de Konami. De l’autre, Raccoon City, point de départ de la première épidémie zombiesque de Resident Evil. Conçues à l’origine par des développeurs japonais et pourtant toutes deux situées aux Etats-Unis, les deux villes emblématiques du genre survival-horror ont connu des destins bien dissemblables depuis leur apparition quasi simultanée à la fin des années 1990. Entre la « colline silencieuse » – la traduction se passe de commentaires – et la « cité du raton-laveur » – moins rigolotes que son nom ne pourrait le laisser croire –, les points communs ne manquent pourtant pas. Mais leurs oppositions sont révélatrices.
Raccoon City est née la première. Au départ, dans l’épisode inaugural de la saga, elle n’est pourtant pas le lieu de l’action, qui prend place dans un manoir situé à quelques kilomètres de la ville. Ce n’est qu’avec le deuxième puis le troisième Resident Evil que le joueur sera invité à parcourir ses rues, à entrer dans ses bâtiments, à découvrir son ambiance. Et, déjà, ce sera terminé, ou presque : selon le récit global, l’existence de Raccoon City prend fin le 1er octobre 1998 dans une explosion atomique destinée à éviter qu’après le décès (ou la métamorphose) de presque toute sa population, la contagion ne gagne le reste du pays. Les joueurs auront quand même l’occasion de la revoir par la suite dans les spin-offs orientés action de la série de Capcom, les deux Resident Evil Outbreak, The Umbrella Chronicles, The Darkside Chronicles et, plus récemment, Resident Evil : Operation Raccoon City. Mais c’est une ville qui a cessé de vivre, de se développer, qui a basculé du côté de la référence, du souvenir, voire du manège à sensations pour parc d’attractions.
Silent Hill a connu une tout autre évolution. Depuis 1999, seul l’épisode 4, The Room, ne s’y déroule pas vraiment, tous les autres proposant leur version de la ville maudite que le joueur ne cesse d’arpenter, découvrant de nouveaux lieux, réalisant que bien des choses ont changé depuis sa visite précédente. Ces transformations s’expliquent par le temps écoulé entre les jeux – Origins se déroule en 1976, Silent Hill en 1983, Homecoming en 2007. Mais aussi par la volonté des développeurs de Konami (ou des studios à qui les derniers volets en date ont été sous-traités) de compléter, réinventer ou s’approprier la ville. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de Shattered Memories, relecture du premier jeu par les Britannique de Climax qui prend place dans une Silent Hill savamment repensée, aussi bien pour ce qui est de son plan que de l’allure de certains bâtiments.
Avec ou sans passé
Des deux villes, Silent Hill est celle à laquelle les développeurs se sont le plus attachés à donner un passé. Selon les informations divulguées dans les jeux ou des documents de Konami, celle-ci prend sa source bien avant l’arrivée des colons européens au XVIe siècle : pour les Amérindiens eux-mêmes, cette terre possédait une force très particulière. Il y eut ensuite une épidémie au début du XVIIIe siècle, la construction d’un prison et d’un hôpital vers 1810, l’ouverture d’une mine de charbon quatre décennies plus tard, etc. Mais aussi, à partir du XIXe siècle, d’étranges vagues de sacrifices humains tous les cinquante ans. Pour le joueur qui en découvre peu à peu les secrets, cela ne fait aucun doute : Silent Hill est un lieu d’histoire, et cette dernière influe directement sur les événements dont il est le témoin ou l’acteur. Une histoire sur laquelle s’imprime la marque de celle des Etats-Unis dans leur ensemble : la colonisation, la guerre de Sécession… Une histoire, encore, qui a laissé des traces physiques sur la ville telle qu’elle est au moment où les jeux commencent, avec son hôpital, ses mines, son ancienne prison… Et les personnages que l’on croisera apparaissent eux aussi très vite comme le fruit de cette histoire mouvementée : avant même de basculer dans une dimension parallèle, le joueur se trouve confronté à une ville multiple, comme en relief. La Silent Hill d’hier hante celle d’aujourd’hui.
Le cas de Raccoon City est beaucoup plus simple. C’est au contraire une ville presque sans histoire, une cité-champignon qui a poussé d’un coup, arrosée par les investissements d’Umbrella Corporation. Au départ, nous dit-on, il n’y avait qu’un hameau dans les montagnes Arklay. Et puis il y eut une ville de 100 000 habitants. En 1987, Michael Warren était élu maire. En 1996, les STARS (Special Tactics And Rescue Service) étaient créés. Et avant le XXe siècle ? Mystère : tout se déroule comme s’il n’y avait rien eu, comme si l’histoire de la ville commençait presque avec celle des jeux. Cette dernière semble en conséquence très brève puisqu’en octobre 1998, il n’y aura plus de Raccoon City, elle que le joueur ne parcourt de toute façon que déjà en ruines et envahies par les zombies. Mais, loin de la rendre négligeable à l’échelle de la série Resident Evil qui nous emmènera dans bien d’autres lieux, cette vie raccourcie renforce au contraire le mythe Raccoon City : la ville est d’emblée condamnée, tout juste en sursis. Dépourvue de passé, elle est aussi privée d’avenir. A ce titre, elle fait figure de ville de jeu vidéo par excellence, environnement de synthèse, n’existant que comme espace d’interaction provisoire, comme élément d’un level-design. Précipité d’histoire, Silent Hill serait dans cette optique plutôt une ville de cinéma, médium de l’enregistrement du temps qui passe.
Ville-puzzle
La perception que l’on peut avoir de Raccoon City, mais aussi sa représentation par la suite, ont été durablement marquées par la manière dont étaient mis en scène Resident Evil 2 et 3 sur la première PlayStation. Des angles de caméra fixes, une progression lente et assez laborieuse : la ville en devient une sorte d’addition de lieux, comme une collection de cases soigneusement délimitées qui se suivraient sur le plan. C’est toujours un peu de cette manière que se dessinent ses lieux. Ses rues sombres – Raccoon apparaît comme une ville nocturne –, souvent en partie bloquées et jonchées de détritus, poubelles renversées, fragments de voitures accidentées. Mais aussi son commissariat labyrinthique, sa gare, ses magasins, son hôpital, sa mairie, son cimetière, sa tour de l’horloge, son zoo, son université… Certains d’entre eux, absents ou à peine entrevus dans les deux jeux de la série principale se déroulant à Raccoon, s’épanouiront dans les spin-offs techniquement plus avancés mais sans perdre tout à fait cette nuance d’irréalité, comme si la ville se développait moins par une croissance harmonieuse, nécessaire que par l’ajout volontariste de nouveaux points sur la carte.
Si Silent Hill est sans conteste le plus « mental » des deux jeux, Resident Evil est paradoxalement celui dont la ville s’apparente le plus à un puzzle. Fragments d’Amérique caractéristiques (ou supposés tels, vu du Japon), prélevés un peu partout (dans des films, des séries, peut-être d’autres jeux vidéo, voire tout simplement sur place), ces derniers s’assemblent pour un moment, en forçant un peu, et dessinent un tableau saisissant : celui d’une ville en état de désagrégation avancée dont les morceaux encore en place sont comme les rares emblèmes encore debout d’une civilisation qui s’effondrent.
Inquiétante étrangeté
Silent Hill nous présente à peu près le même type de lieux. Mais, aux abords du lac Toluca, l’ambiance n’a que peu de rapports avec de celle de Raccoon City. La rue, elle-même, est un autre monde, à la fois plus vaste et plus incertain. A la nuit de Raccoon répond le brouillard de Silent Hill. A la fragmentation, un grand tout, mais flou, et aux délimitation mouvantes. Non pas une scène ou un ring dont on chercherait à sortir vainqueur ou au moins vivant, mais un marécage, où l’on patauge, où l’on s’enfonce. Silent Hill se distingue aussi par son goût pour le bâtiment banal, le quartier moyen, le voisinage ordinaire. S’appuyant au départ non pas sur les lieux associés à l’idée de l’exceptionnel, de l’événement anormal (commissariat ou hôpital, donc, les symboles de Raccoon City) mais sur ceux qui relèvent le plus du quotidien. Ce sont des murs tout gris et un peu sales. Un magasin vieillot et irrémédiablement fermé. Un motel pas encore tout à fait pourri. Un immeuble d’habitations un peu terne. De douteuses toilettes publiques. La règle rejoint celle de Twin Peaks, la série de David Lynch, ou de son film Blue Velvet : cette ville est trop typique pour être honnête, trop vraisemblable pour être totalement vraie. La règle est celle de l’inquiétante étrangeté freudienne, du malaire provoqué par le (presque) familier – jusqu’au moment où le cauchemar nous attaquera de front.
Au même titre que Raccoon City, Silent Hill se développe de jeu en jeu, mais d’une manière à la fois plus organique et plus bizarre. Lorsqu’elle gagne un nouveau quartier, c’est comme si un pan entier de la ville venait de surgir du brouillard, d’apparaître brusquement, alors même que tout semble par ailleurs prouver qu’il était relié au reste de toute éternité. Solidement accrochée à son passé et pourtant vaporeuse, changeante, Silent Hill est une ville paradoxale, qui joue de la puissance évocatrice des lieux sur un ton totalement opposé à celui de Raccoon City. Là où cette dernière est condamnée à disparaître, à s’éteindre après avoir brûlé, sa malédiction à elle serait plutôt de devoir perdurer, de demeurer à jamais Silent Hill, même quand sa géographie se trouve bouleversée. Entre les deux destinations, il n’y a pas vraiment de raison de choisir : les deux voyages seront quoi qu’il arrive aussi différents que traumatisants.
(Paru dans IG n°23, décembre 2012-janvier 2013)
Services publics
Postes de police, hôpitaux, mairies, établissements scolaires : les bâtiments représentatifs des services publics, voire des autorités locales, ne manquent ni à Raccoon City ni à Silent Hill. Leurs représentations n’ont pourtant que peu de rapports entre elles si l’on met en parallèle l’immense commissariat dans les couloirs duquel le joueur de Resident Evil 2 et 3 tentera de ne pas se perdre et les très modestes (voire un peu miteuses) antennes de police de Silent Hill 1, Homecoming ou Downpour. L’hôpital est sans doute le type de lieu pour lequel les interprétations des deux jeux sont les plus proches sous l’angle général du dysfonctionnement gravissime. Côté enseignement, le lycée de Shattered Memories mérite une mention particulière, lui qui offre à Silent Hill l’occasion de flirter momentanément avec le teen-movie fantomatique.
Espaces verts
Installée au bord du lac Toluca, Silent Hill est la plus verdoyante des deux cités clés du jeu d’épouvante moderne, celle qui se rapproche le plus du concept de ville à la campagne – même s’il serait très exagéré de qualifier son ambiance de bucolique. Entourée de bois et collines et ne manquant pas d’espaces verts, Silent Hill est en relation directe avec la nature, ce dont témoigne aussi l’impact indéniable du temps qu’il y fait – les auteurs d’Alan Wake s’en souviendront au moment d’inventer Bright Falls. Brume, pluie ou neige semblent transformer la ville. Pour Raccoon City, la forêt et les montagnes Arklay constituent au contraire un espace radicalement autre, étranger à cet environnement résolument urbain. C’est là-bas que les premiers incidents ont eu lieu, là-bas que se trouve l’immense manoir exploré dans le premier jeu, là-bas encore que les héros de Resident Evil Zero débutent leur enquête. Frontière qui se brouille d’un côté, séparation absolue (pour ne pas dire affrontement) de l’autre : les rapports à la nature des deux villes ne sont peut-être pas pour rien dans leurs destins respectifs.
Au cinéma
En passant du petit écran des consoles au grand du cinéma, Silent Hill subit quelques modifications malgré la fidélité globale au jeu du réalisateur de sa première adaptation, Christophe Gans. La principale est un déplacement géographique de la Nouvelle-Angleterre (et plus précisément de l’Etat du Maine, tout à fait au Nord-Est des Etats-Unis) à la Virginie Occidentale où est officiellement localisée la Silent Hill du film sorti en 2006. Ce n’est d’ailleurs pas le seul déménagement de la ville, l’épisode Shattered Memories la situant, selon des indices concordants, dans le Michigan. Mais, dans sa version cinéma, Silent Hill a surtout pour particularité d’être inspirée d’une commune réelle de Pennsylvanie, Centralia, devenue une ville quasi fantôme à la suite d’un incendie survenu en 1962 dans le réseau de mines qui serpentait sous les habitations – un feu qui, cinquante ans plus tard, n’est toujours pas éteint. Côté Resident Evil, Raccoon City ne sert réellement de décor qu’au deuxième film adapté de la saga, Apocalypse (2004). Et si certains bâtiments clés de la série de Capcom y figurent bien (poste de police, hôpital…), c’est étrangement dans une école primaire jamais vue dans les jeux que se déroule l’une de ses (rares) scènes (presque) convaincantes.