Paradiso

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Les premiers plans sont ceux d’une femme, qui s’active dans la maison, se déshabille en silence, rejoint son homme déjà couché. Cette trajectoire sera suivie par la quasi totalité des personnages de Paradiso, dernière réalisation en date de Rudolf Thome, cinéaste allemand dont les distributeurs n’invitent que trop rarement les films à traverser le Rhin. L’homme s’apprête à fêter ses 60 ans – c’est aussi l’âge de Thome. Dans son domaine, où il vit avec épouse et enfants, il a convié les femmes les plus importantes de sa vie : deux ex épouses et quatre maîtresses d’époques diverses, auxquelles viendront se joindre son fils perdu de vue et son plus vieil ami. Comme la femme des premiers plans, tous viennent à lui. L’homme est égocentrique, Paradiso sera ego-centré. Non un portrait-bilan après six décennies sur terre mais une étude sur la réunion d’une famille encore à inventer où il sera question de voir ce qui peut relier les uns aux autres.

L’homme s’appelle Adam, son épouse Eve, sa première femme Lilith, sa résidence est baptisée par lui « Paradis », on y croise un serpent… Les références bibliques abondent, entre autres signes. Mais ceux-ci ne tiennent pas du code à déchiffrer : tout cela est affiché trop nettement pour ne pas être largement ironique. Et le film, à la fois lisse et complexe, résiste aux explications univoques.

Les dialogues arrivent tard, bien après le monologue intérieur de l’homme-metteur en scène et les échanges d’e-mails entre personnages – avec réponse différée, donc. Dans Paradiso, la communication ne va pas de soi. Chacune des femmes invitées est définie par le lien qu’elle a eu avec Adam et par une dénomination-étiquette (la chanteuse, l’étudiante…). Pas de caractérisation sociologique simplificatrice, cependant : les femmes échappent à leur étiquette, se ressemblent parfois jusqu’à se confondre. Surtout, avec chacune d’elles, c’est une partie de la vie d’Adam qui resurgit. Ainsi se trouvent réunis autant de blocs de fiction-temps qu’il y a de femmes, comme réactivés – voir la danse de l’homme avec sa première épouse devenue nonne, comme autrefois. Ce sont des plaques autonomes, en mouvement, qui parfois se touchent, se frottent, ou qui se superposent jusqu’à se masquer mutuellement. Avant l’arrivée des invités, Thome intègre à son film l’éclipse d’août 1999. Plus tard, ce sont des éclipses de femmes qu’il montrera par instants, lesquelles sont aussi des éclipses de temps.

Pourtant, on recense peu de réelles tensions entre les femmes une fois évacuées les craintes originelles mais une suite de retrouvailles dédramatisées. Comme si ne comptait que le rapport entre chacune et l’homme, comme si elles vivaient malgré tout dans des périodes distinctes, rappelées pour la durée de cette partie de campagne (sept jours) aux moments vécus avec Adam. Il ne s’agit pas d’un voyage dans le temps mais plutôt d’un voyage de temps naturellement séparés mais appelés à se réunir.

Si le film de famille se prête volontiers aux psychodrames, si la rencontre entre épouse et maîtresse (à entendre ici au pluriel) est la base de toute comédie boulevardière, rien de tel dans Paradiso. Thome invente une communauté où les baisers ne suscitent aucune jalousie puisqu’ils appartiennent à des moments distincts, qui peuvent miraculeusement cohabiter sans heurts. Une utopie, en somme. A l’amnésie qu’impliquerait la succession des relations – chacune se substituant à la précédente –, le cinéaste oppose une réconciliation générale, une pacification lucide. Car ce séjour dans un jardin d’Eden cette fois conçu par et pour l’homme n’a pas vocation à durer éternellement, à figer les vies en un statu quo à l’angélisme définitif. Rien n’interdit d’ailleurs d’imaginer que tout cela ne s’est produit que dans l’esprit de l’homme. Si ce film flottant au mystère paradoxal (car rien n’y est caché) est beau, c’est aussi parce que ce qu’il est tourné vers l’avenir, qu’engendrera la somme des passés. A la fin, Adam et Eve concevront un enfant. Tout sera redevenu possible.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°551, novembre 2000)

Paradiso (1999) de Rudolf Thome

Erwan Higuinen

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