L’effet Tetris

Les blocs de quatre cases qui descendent sans fin du haut de l’écran dans Tetris n’ont pas laissé des traces que dans l’esprit des gamers vétérans qui en rêvent encore parfois la nuit. Artistes et designers (parce qu’ils y ont eux aussi beaucoup joué ?) les introduisent régulièrement dans le monde réel – comme si, à jamais traumatisé, on ne les y voyait pas déjà assez. Mais qu’est-ce qui, dans un jeu si élémentaire et, osons le dire, si vieux, peut inspirer les créateurs de tous horizons ?

Le phénomène est connu. Après de longues parties de Tetris, au plus fort de l’engouement pour le jeu conçu par Alekseï Pajitnov, bien des joueurs sont passés par là. Impossible de fermer les yeux sans voir chuter inlassablement, sur le ciel virtuel de nos paupières closes, des briques constituées chacune de quatre carrés. Mais il y a pire : même les yeux ouverts, le monde nous paraissait débordant de formes qui ne demandaient qu’à être assemblées. Les voir séparées avait même, pour être tout à fait honnête, quelque chose d’assez dérangeant – est-ce que quelqu’un va enfin se décider à retourner cette voiture pour l’assembler à ce muret ou est-ce qu’on va devoir supporter ce désordre encore longtemps ? C’est le fameux « Tetris Effect » (ou syndrome Tetris) : à force de consacrer son temps et son attention à une activité, ses éléments, ses logiques, ses modes de représentation s’immiscent dans nos perceptions et dans nos rêves. Est-ce ainsi que tout a commencé ? Pour les artistes, ce n’est pas impossible. Pour nous, une chose est sûre : cette fois, ce n’est pas une hallucination. Dans ce salon, sur cet immeuble ou dans cette vidéo, pas d’erreur, c’est bien Tetris qui colonise le monde réel.

TetradFlat

Tetris à domicile

Se seraient-ils donné le mot ? Pas moins d’une demi-douzaine de designers et de fabricants de meuble en vue ont fait de Tetris leur source d’inspiration. Et ce doit également être le cas de bien des projets nettement plus confidentiels. Au Mexicain Gabriel Cañas, le jeu (allié aux principes de de l’architecture déconstructiviste) a donné l’idée d’une chaise très spéciale : la T-Chair. Dans sa version aux couleurs vives (rouge, jaune, violet, bleu) ou mariant élégamment le noir et le blanc, le siège est constitué des cinq même pièces de quatre cubes chacune que l’on trouve dans Tetris, recréées en volume et en fibres de verre, que le joueur, pardon, l’acheteur est invité à assembler comme il l’entend. Si l’on en croit la présentation de l’objet sur Internet, il est même convié à « devenir une pièce supplémentaire de la chaise et à interagir avec elle ». Sur le portfolio de Cañas hébergé par le site web Behance, la T-Chair est de très loin l’objet le plus populaire.

De son côté, l’Italien Stefano Grasselli a eu l’idée d’un canapé modulable, le Tetris Couch. Plus ou moins large et profond, compact ou se décomposant en divers mini-fauteuils et repose-pieds quand les blocs de confort qui le constituent ne se dispersent pas carrément à travers le salon, sa création s’inspire autant des formes du jeu que du concept, qui y est central, d’une lutte permanente entre l’ordre et le désordre, le rangement et le débordement. Selon les jours, les envies, le nombre de personnes présentes et l’activité au programme, le sofa mutant se métamorphose, s’étale, se replie, se démultiplie, colonise l’espace comme son possesseur l’entend. Et le principe du canapé « convertible » prend une nouvelle dimension. Les designers sud-coréens de Sdesignunit suivent à peu près la même logique avec leur ensemble 2+1 destiné aux « jeunes célibataires » qui « vivent seuls en ville dans de petits appartements ». Celui-ci est constitué de trois éléments en carton qui, selon la manière dont on les assemble, répondent à des besoins différents en fonction des moments de la journée. A l’origine, il s’agit de deux chaises et d’une table mais, une fois les premières retournées et emboîtées dans la seconde, nous voilà en présence d’un canapé. Et si l’on met cette fois la table à l’envers, voilà désormais un lit douillet (enfin, il faut l’espérer) qui s’offre au célibataire en mal de repos. Les meubles reproduisent précisément le comportement des briques du jeu : c’est une collection de formes destinées à en constituer d’autres en s’unissant.

Si Tetris est une allégorie du rangement – lecture, on en convient, un rien réductrice du jeu –, quoi de plus logique que de voir ses blocs recyclés en étagères ? Les Américains de Brave Space Design en ont conçu trois modèles, en bois brut ou coloré, qui semblent être un assemblage direct de tétrominos. En guise de clin-d’œil, une antique GameBoy apparaît posée sur une étagère Tetrad Megad sur l’une des photos présentes sur leur site web, où les designers rendent explicitement hommage à Alekseï Pajitnov – même si, pour des questions de droit, ils ont dû changer le nom de leurs créations qui reprenaient à l’origine exactement celui du jeu.

TetrisFurniture

Gagner de l’espace

Ce ne sont que des exemples parmi bien d’autres de meubles influencés par Tetris. Les Brésiliens Diego Silvério et Helder Filipov, de leur côté, ont créé la gamme complète Tetris Furniture avec sofa, commodes à tiroirs et étagères aux touches de couleur variées sur fond blanc qui s’assemblent et ses désassemblent pour donner naissance à un plan de travail ou à un charmant escalier de meubles de rangement. Quant au Finlandais Harri Koskinen, il revient explicitement à l’idée de jeu avec, dans le cadre du projet italien Play+Soft, son assortiment de mini-meubles à combiner pour enfants. C’est un Tetris grandeur nature qui renouvelle le jeu de cubes dans la chambre des nains.

Dans un registre plus sobre et élégant, Pedro Machado a lui aussi conçu sa gamme de meubles modulables sous influence. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec Tetris ? « Je pense que les belles formes géométriques utilisées par le jeu sont une manière intelligente de gagner de l’espace, explique le designer portugais. Pour mes meubles, j’ai été inspiré par les possibilités qu’elles offrent pour ranger des choses. Nous avons beaucoup d’objets dans nos vies qui possèdent toutes sortes de formes. Par exemple, normalement, vous ne pouvez pas ranger une bouteille dans un tiroir ordinaire. Avec mes tiroirs, c’est possible. » Et le succès est au rendez-vous. « Quelques jours après que j’aie dévoilé mon buffet, j’ai été contacté par de nombreux éditeurs du monde entier, par des gens qui voulaient l’acheter, poursuit Machado. Il en a été question dans le Wall Street Journal, dans El Mundo ou aux informations télévisées italiennes. Le meuble T@tris est un succès majeur et il se vend très bien. Le tout premier s’est d’ailleurs vendu à Paris… Bien sûr, des créations comme la mienne disent que Tetris est une référence culturelle dans le monde entier. » Pourrait-il faire la même chose avec un autre pilier du monde vidéoludique ? « J’ai eu une autre idée qui s’inspire aussi d’un jeu pour ordinateur, révèle-t-il, mais je ne peux encore rien dire. C’est un secret. »

TetrisPerformance

Pixel art humain

Du design aux arts plastiques, il n’y a parfois qu’un pas. Et Tetris jouit là aussi d’une cote certaine. L’artiste australienne Elle Barclay a été en 2008 l’une des conceptrice d’une installation originale. Des blocs géants rouge, jaune ou bleu reproduisant ceux du jeu étaient accrochés aux murs, en hauteur, dans de petites rues de la ville de Sydney. Le titre de l’œuvre est éloquent : One More Go One More Go. Encore une partie, juste une, promis, c’est la dernière. « Lorsqu’il joue à Tetris, le joueur doit faire le tri dans une succession simultanément aléatoire et prévisible de formes qui tombent en cascade en échange de points et de temps dans le jeu », explique la jeune artiste sur son site internet. Avant de préciser que le monde dans lequel elle a déposé ses tétrominos est à la fois « moins ordonné et moins prévisible ». Sur les photos de l’installation, les formes semblent échouées, perdues, en souffrance. A jamais non rangées. Vont-elles s’effondrer sur les passants ? Quels rapports et quelles différences y a-t-il entre l’existence de ces derniers, qui lèvent la tête pour les observer tout en vaquant à leurs occupations quotidiennes, et un jeu vidéo ? Le minimalisme de Tetris, la limpidité de son programme et, en même temps, sa dimension iconique entrent en collision avec la complexité de la vie en ville. Cette dernière est-elle pourtant moins routinière, moins répétitive qu’une partie de Tetris ? Les réponses, mais aussi les questions, appartiennent à chacun. Rares sont les jeux qui auraient pu tenir ce rôle. Mais Tetris parle à tout le monde.

NOTsoNOISY Guillaume Reymond (ceci est son nom d’artiste officiel, il y tient) s’est aussi intéressé à Tetris pour la série de vidéos du projet Game Over. Pac-Man, Pole Position, Space Invaders et Pong y ont aussi eu droit, mais celle reproduisant une séquence du jeu d’Alekseï Pajitnov fait partie des plus frappantes. Assis dans un grand amphithéâtre, des groupes de figurants humains réunis par quatre et en tee-shirts de couleurs coordonnées tiennent le rôle des tétrominos pendant que des voix reproduisent la musique et les bruitages du jeu. « Je cherchais un moyen de créer des film d’animation, se souvient l’artiste. Au lieu de déplacer des objets image après image, j’ai voulu utiliser des personnes qui se déplaceraient d’elles-mêmes. Je voulais aussi créer des motifs en pixel art avec ces personnes. Quoi de mieux pour les placer que des sièges de salles de spectacle ou de cinéma ? J’obtiens un quadrillage parfait et les participants sont assis confortablement pendant les trois ou quatre heures de prises de vue. » Mais pourquoi Tetris ? « Il me faut des jeux vidéo ultra connus pour que les participants connaissent déjà ce qu’ils vont réinterpréter. Il faut aussi des règles simples pour qu’ils puissent reproduire les mouvements de siège en siège. Les éléments du jeu décident d’eux-même de leurs actions image après image. C’est ce qui donne ce côté humain, vivant. Dans ma performance Tetris, un groupe de bleus s’est mal placé en bloquant une colonne. Ils se sont fait huer par les autres participants car les lignes de personnes qui était en dessous ont dû attendre une heure avant de pouvoir rebouger. Ce genre d’imprévu donne au final ce côté humain dans la vidéo animée. » Et le résultat remporte un grand succès. « À une époque où l’on essaie de créer des mondes imaginaires et des personnages ultra réalistes en 3D grâce à l’informatique, cela m’amusait d’essayer de recréer des univers et des motifs informatiques avec juste des vrais humains. C’est ce décalage, cette simplicité qui plait. »

Tampere

Happenings

Dans un registre mi-artistique mi-potache, Tetris est aussi le roi des happenings urbains. Et des démonstrations de force high-tech. Le dispositif a fait ses preuves. Interagissant ou non avec le spectacle, le public est dans la rue, devant un grand immeuble. Et, soudain, des lumières s’allument, qui « descendent » bientôt jusqu’au bas du bâtiment. Lorsqu’une ligne est pleine, miracle, elle disparaît. Plusieurs expériences, plus ou moins sophistiquées, ont eu lieu par le passé. En Chine, dans la ville finlandaise de Tampere ou aux Etats-Unis. Le résultat est à chaque fois sidérant. « Pour quiconque y a déjà joué un peu trop et a jeté un œil à un immeuble aux formes carrées, il est facile de se mettre à y halluciner des blocs de Tetris », note Keith Dreibelbis, l’un des responsables du projet étudiant La Bastille qui a tenu toutes ses promesses à l’Université du Rhode Island en l’an 2000 sur son site officiel. « Il y a trois manières de voir ça, poursuit-il. Si vous voulez un point de vue philosophique, vous pouvez dire que c’est un petit signe de la tête à tous les accros aux jeux vidéo. Si vous voulez un avis technique, c’est un défi au niveau du hardware, du software et de la gestion des ressources. Et si c’est une vision plus geek qui vous intéresse, c’est un hack. »

Quoi de mieux que Tetris pour jouer sur ces trois tableaux à la fois ? C’est à la fois presque le degré zéro du jeu vidéo (pas de récit, de cinématique, de gameplay complexe et évolutif), un dispositif inépuisable qui en exprime toute la puissance (le jeu parle implicitement d’à peu près tout : la vie, la mort, le travail, la solitude, l’attirance, la perte de contrôle…) et une référence culturelle à peu près universelle près de trente ans après sa naissance à l’Académie des Sciences de Moscou. Pac-Man s’est laissé pousser des pieds, Space Invaders s’est essayé à la 3D quand Tetris demeurait lui-même – quelles qu’elles soient, les innombrables tentatives de le moderniser n’effacent pas le concept d’origine, ne se substituent jamais à lui, qui garde toujours l’avantage. Si simple, si profond. Si parlant.

(Paru dans IG n°22, octobre-novembre 2012)

 

Erwan Higuinen

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