Kadosh

Kadosh

C’est dans une communauté de Mea Shearim, le quartier juif-orthodoxe de Jérusalem, qu’Amos Gitaï est allé s’enfermer pour clore sa trilogie sur les grandes villes israéliennes. Il y observe deux couples diversement en crise, l’un forcé de se faire, l’autre de se défaire. Meïr et Rivka, après dix ans de mariage, n’ont toujours pas d’enfant. De son côté, Malka va épouser Yossef, se pliant à la décision du rabbin alors qu’elle aime Yaakov, qui a préféré quitter la communauté et ses règles asphyxiantes – mais dont l’apparence, barbe d’une semaine et bonnet à la mode, rappelle curieusement celle des orthodoxes. Cet univers qui n’est pas le sien, Gitaï choisit de l’observer en conservant une distance respectueuse et en prenant son temps. Ses plan-séquences durent ce que durent les rituels – voir le très beau premier plan : Meïr se lève et s’habille en priant, déjà dans le cérémonial, un matin qui se veut exactement identique à tous ceux qui l’ont précédé depuis des siècles. C’est une vieille histoire (un mariage arrangé), une vie hors du temps, à la fois une vérité profonde de Jérusalem et un anachronisme flagrant – lorsque l’un des hommes tente d’haranguer la foule au cours de l’une des rares séquences en extérieur, il ne recueille que moqueries et coups de klaxon. Kadosh semble d’abord loin de Devarim et Yom Yom, plus évidemment ancrés dans une modernité conflictuelle et essoufflée. Mais rien n’empêche de voir dans l’obsession parfois froidement comique des règles à l’œuvre dans ce troisième volet (le Talmud comme mode d’emploi à suivre pour chaque acte de chaque jour – qui , à Cannes, trouva un improbable écho dans le manuel samouraï du Ghost Dog de Jarmusch) un simple déplacement de l’angoisse (face au temps qui passe, face à l’autre, homme ou femme, laïc ou religieux, Juif ou Arabe) des précédents personnages de Gitaï. Kadosh revient en fait à la source pour boucler la boucle et parachever le tableau, comme si Gitaï pointait un détail qui contient, en germe, tout le reste, avant d’élargir son angle de vision pour revenir joliment à la vie et à ses promesses qu’il nous révèle inextinguibles.

Si, au départ, les personnages sont des modèles quasi interchangeables, le film travaille en réalité à leur différenciation. Par la rébellion (Malka) ou le sacrifice (Rivka, qui accepte d’être répudiée, puis meurt), mais aussi, à travers la répétition même des rituels religieux, par une compétition inattendue, comme une compensation autorisée. Le dépouillement des lieux comme de la mise en scène rend disponible un espace pour l’excès, pour la surenchère, dans l’ascétisme ou dans la prière spectaculaire (cris, chants, pas de danse esquissés). Mais il faut choisir et, en avançant, le film se rapproche de plus en plus du point de vue de Malka, et le regard porté sur les religieux se fait plus cruel, même si Kadosh ne devient jamais vraiment une charge contre l’intégrisme, sa mise en scène offrant plus d’ambiguïtés que son scénario un peu trop programmatique – ce qui tombe bien car, dans le pamphlet militant, Gitaï est loin de posséder la vigoureuse générosité d’un Youssef Chahine. La durée ne peut déboucher que sur la crise, ce monde étouffe, trop étanche, autarcique, vaguement consanguin, et le désir de romanesque est trop fort. Il est temps de quitter la communauté, de s’immobiliser en plein air, le soleil se lève sur Jérusalem, et de se fondre dans la ville pour partir à la rencontre de nouvelles histoires. Pendant ce temps, à Mea Shearim, nul doute que les hommes se lèvent et s’habillent en récitant leurs prières. Gitaï, lui, est déjà ailleurs.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°536, dossier Cannes, juin 1999)

Kadosh (1999) d’Amos Gitaï

Erwan Higuinen

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