C’était une belle après-midi. Au volant d’une jeep, on traversait la savane, insouciant. Faut-il blâmer le soleil, la fatigue, les hautes herbes qui nous auraient bouché la vue ? Ou juste une baisse d’attention sous l’effet cumulé de la beauté des lieux et d’une enivrante sensation de liberté ? Peu importe : on ne l’a pu vu arriver. Une forme dans notre champ de vision, un coup de frein trop tardif, et c’est le choc. Devant la voiture gît un gnou. Et, soudain, on ne se sent plus très bien.
Cette impression désagréable tardera à se dissiper : même une fois la console éteinte, il en restera quelque chose, un arrière-goût amer, un regret assourdi d’avoir mal agi. Qui a de quoi étonner, car Far Cry 2 est un jeu de tir en vue subjective (ou FPS) et, avant ce drame animalier, ce sont des dizaines d’humains virtuels que l’on avait massacrés sans remords. Cette différence d’impact émotionnel est révélatrice, car Far Cry 2 est double. Il y a d’une part son monde, merveilleuse Afrique de synthèse aux paysages criants de vérité. Et, d’autre part, le jeu qui s’y est greffé, suite de missions meurtrières dans une région en guerre civile. Mais cette Afrique a été vidée de ses habitants et n’est (presque) plus peuplée que de mercenaires étrangers. Ce parti pris se comprend car il aurait été pour le moins indélicat de lâcher, pour les divertir, des joueurs occidentaux surarmés au milieu de villages africains « réalistes », mais il renforce l’impression que tout ceci est artificiel, qu’on se bat pour de faux. D’autant que nos adversaires répètent inlassablement les mêmes phrases préenregistrées et encaissent nos tirs répétés avec une résistance invraisemblable.
L’effet n’est pas loin de celui produit, il y a un an, par un autre jeu d’Ubi Soft Montréal : Assassin’s Creed. Comme dans ce dernier, le monde est d’une consistance, d’une beauté rares, mais on n’y croise que des pantins, des robots sans âme. Paradoxalement, c’est le « décor » qui est le plus vivant. En ce sens, Far Cry 2 vaut aussi comme état des lieux du jeu vidéo en cette fin 2008, en tant que modèle de ce qu’il peut (ou pas encore) réaliser. A ceci près qu’au fond, le plaisir pris ici est largement conditionné par ces limites de la modélisation humaine. Car si chaque fusillade procurait un réel malaise, l’affaire deviendrait vite insupportable sauf à repenser totalement, sous un angle moral et politique autant que ludique, les objectifs et la structure du jeu.
En l’état, Far Cry 2 ressemble un peu à une simulation de scoutisme, entre course d’orientation (dieu que ce monde est grand et qu’on s’y perd facilement…) et partie de gendarmes et voleurs, cette dernière bénéficiant énormément de la marge de manoeuvre tactique laissée au joueur. Si ses auteurs revendiquent l’influence d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, le résultat en est encore loin : Far Cry 2 est « seulement » un excellent FPS. Dans lequel, parfois, la mort d’un gnou vous laisse inconsolable.
(Paru dans Les Inrockuptibles n°675, 4 novembre 2008)
Far Cry 2 (Ubisoft), sur PS3, Xbox 360 et PC
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