Chantal Akerman raconte la genèse de De l’autre côté, des rencontres imprévues du tournage au feeling du montage.
« A l’origine, le projet n’était pas lié à l’idée de frontière mais à un mot. J’avais lu un article sur les ranchers américains, qui chassent les clandestins avec des magnums et des lunettes de visée nocturne. Ils disaient que les Mexicains amenaient de la saleté. C’était le mot « dirt ». Tout de suite, j’ai pensé « dirty Jews », sale Juif, sale Arabe… Ensuite, je suis partie en repérage et j’ai découvert cette ville-frontière, Aguaprieta, qui, comme lieu de cinéma, me parlait vraiment. Finalement, dans le film, il reste très peu de choses sur les ranchers. J’en suis venu à me dire que la frontière était beaucoup plus importante que cette histoire atroce.
Une lettre
A part pour le jeune garçon, la vieille dame et le vieux monsieur que l’on voit au début et que j’ai cherchés après avoir lu un article, les personnes qui apparaissent dans le film relèvent de rencontres imprévues. Un soir, on roulait le long de la frontière, du côté mexicain. La police nous avait arrêtés trois fois, il y avait des bandits et j’ai fini par décider de revenir vers Aguaprieta. Au bout de trois ou quatre kilomètres, on a aperçu un groupe au bord de la route. Ils nous ont fait des signes, on s’est arrêtés, et ils nous ont expliqué qu’ils s’étaient fait dépouiller et refouler. On ne pouvait pas leur faire passer la frontière alors on les a conduits à la ville la plus proche, on les a invités à manger, on leur a donné un petit peu d’argent. A la fin du repas, celui qui semblait être le porte-parole du groupe nous a dit qu’il avait écrit quelque chose qu’il voulait nous lire, pour que l’on comprenne leur situation. Après tout ce qu’ils avaient vécu, je ne comptais pas les filmer, mais je lui ai dit qu’il serait bien qu’il lise cette lettre à davantage de gens, pas seulement à nous. Ils ont accepté d’être filmés, et c’est devenu l’un des moments les plus importants du film.
Freaks / 21 avril
Du côté américain, à Douglas, dans l’Arizona, on a téléphoné au maire, au shérif. Ce dernier nous a parlé d’un café, où l’on est allé plusieurs fois. Mais ce que l’on a filmé là-bas était si terrible sur les Américains que je n’en ai rien gardé : je me suis dit que les spectateurs allaient les prendre pour des freaks et ne pas se sentir concernés. C’était d’une telle violence… Cela aurait accru la distance, alors que l’on n’est pas si loin de ces gens-là. D’ailleurs, après le montage du film, lorsque est arrivé le 21 avril, je me suis dit qu’il tombait pile. C’en était effrayant. On m’a beaucoup demandé pourquoi je filmais là-bas plutôt qu’ici. Je pensais qu’il était intéressant de présenter cela aux Français, par rapport à leurs réactions face aux étrangers. Si les gens ont le nez trop collé sur ce qu’on leur montre, ils ne voient rien.
Lorsque je fais des films comme D’Est, Sud et De l’autre côté, j’essaie d’être très à l’écoute mais aussi assez vide, sans a priori, surtout pas au-dessus du film, de la situation. Je ne sais pas ce que je veux dire. Ce qui pose d’ailleurs des problèmes en amont, lorsque j’écris des textes pour obtenir de l’argent. Mais je ne veux pas être un oiseau qui pose ses serres sur le sujet, si sujet il y a. C’est davantage une pulsion dans une direction qui, au fond, à toujours à voir avec la même chose. D’Est rappelait certaines images de la guerre. Dans Sud, il y avait l’autre, celui qui se fait lyncher. De l’autre côté est à nouveau sur l’autre, que l’on croit « sale ». S’il y a eu les camps, c’est quand même pour exterminer la vermine qui risquait de salir le peuple allemand.
Attention flottante
Au moment du montage, tout se joue sur le feeling. On essaie et chaque fois que l’on croit savoir, on se trompe. Alors on cherche. Ce film-là, j’ai eu besoin de le mixer pour pouvoir le regarder autrement, en sachant qu’on referait encore des modifications après. Chaque fois que l’on change un plan, on se reprojette le film entier, parce qu’étrangement, cela rebondit toujours sur ce qu’il y a bien avant. Mais c’est sans doute aussi notre folie… La difficulté est de le revoir avec chaque fois la même attention flottante que lors du tournage, pour bien recevoir les choses. Le lundi était idéal, parce qu’on avait un peu oublié le film depuis le vendredi. Ce doit être un peu comme un analyste qui se souvient de certaines choses qu’on lui a dites mais pas de tout.
Art, fiction, documentaire
Après le 11 septembre les border patrols américains nous ont reçus avec un discours très langue de bois. Ils nous ont dit qu’ils ne pouvaient pas participer davantage, mais nous ont donné accès à leurs archives. On a découvert des centaines et des centaines d’heures de film qu’ils conservent pour montrer à la population ce qu’ils font pour la protéger de l’invasion… Ils nous ont laissés seuls, on a regardé, trié, recopié ces images. Plus tard, au montage, tous les plans trop naturalistes s’expulsaient d’eux-mêmes du film. Mais j’ai pu en conserver, et en intégrer d’autres dans la pièce que j’ai faite pour la Documenta [Manifestation d’art contemporain dont la 11e édition s’est tenue à Cassel, en Allemagne]. Tout cela reste très mystérieux pour moi. Heureusement, car sinon, je m’ennuierais en faisant des films. Si je savais tout, je n’en aurais plus envie. C’est aussi le cas pour la fiction, mais un peu moins que pour ce genre de film. Même si je n’ai jamais vraiment cru à la frontière entre documentaire et fiction. Lorsque l’on cadre, par exemple, une vieille dame, on se raconte des histoires dans sa tête. Cela touche à la fiction en permanence.
L’espace américain me fait quelque chose. Mais est-ce que c’est lié au cinéma ? L’Amérique a été très importante pour moi parce que j’ai vu très jeune des films expérimentaux qui m’ont libérée grâce au travail sur le temps et à l’idée que l’on n’est pas obligé de se trimballer un scénario. Sans parler des comédies musicales, et des comédies tout court. Mais, d’un autre côté, il y a eu Godard, Bresson, Dreyer. Lorsque j’avais une vingtaine d’années, j’avais envie de vivre en Amérique. Ce n’est plus le cas. Mais lorsqu’il fait gris ici, au mois de novembre, et que j’imagine les ciels américains, je ressens comme un appel. »
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°574, décembre 2002)
De l’autre côté (2002) de Chantal Akerman