Auteur d’une petite vingtaine de films entre 1927 et 1943, Dorothy Arzner occupe une place à part dans l’histoire du cinéma américain. S’il y eut d’autres femmes cinéastes avant elle (comme Lois Weber dès 1912) et de plus importantes après (Ida Lupino), elle n’en est pas moins la seule à bâtir une œuvre aussi fournie en plein âge d’or des studios d’Hollywood. Dorothy Arzner, que les photos de l’époque nous montrent arborant costumes-cravates et autres vêtements à coupe masculine, est une figure d’autant plus singulière que, non contente d’être une femme cinéaste, elle était aussi selon toute vraisemblance lesbienne. Si ses films sont peu vus, elle est cependant devenue depuis les années 70 une référence obligée pour la critique féministe américaine.
Tourné en 1933, Christopher Strong (devenu en français Le Phalène d’argent) est un film triplement féminin : par sa réalisatrice, par sa scénariste (Zoe Akins) et par sa star Katharine Hepburn, un an après ses débuts dans L’Héritage de Cukor. Hepburn y interprète une aviatrice un brin casse-cou qui s’éprend de Christopher Strong (Colin Clive), homme marié dont la fille Monica fréquente un individu dans la même situation. A partir de là débute un mélo assez classique à base de liaison secrète vite découverte et d’épouse délaissée qui souffre en cachette.
Si Christopher Strong attire l’attention, ce n’est pas grâce à ses tête-à-tête amoureux plats et sans surprise, mais bien pour ses trois figures de femmes (la mère, la fille et celle, indépendante, qui vient briser l’ordre familial) et pour ce qui se passe entre elles. En particulier dans deux des plus belles scènes qui montrent l’aviatrice dissuadant Monica de se suicider et, plus tard, Lady Strong remerciant celle dont elle connaît pourtant la liaison avec son mari. Le film atteint alors une vérité que l’on ne saurait expliquer autrement qu’en l’attribuant à la capacité de Dorothy Arzner de poser sur ses personnages un regard spécifiquement féminin.
(Paru dans Libération du 5 juillet 1997)
Christopher Strong (1933) de Dorothy Arzner