Causality

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Exterminer sans pitié des bonshommes allumettes : voilà le programme de la très inventive série de jeux flash Causality. Elle nous obsède, nous engloutit, on rejoue ses niveaux sans fin. Et si elle avait quelque chose à nous dire sur notre propre existence ?

Grâce à la vue en coupe, rien ne nous échappe de ce qui se passe dans l’immeuble habité par quatre bonshommes bâtons. Au deuxième étage, une chanteuse s’exerce bruyamment devant son pupitre. Au premier, quelqu’un prend son bain alors que, dans la pièce à côté, un personnage dort sur son fauteuil derrière lequel un autre semble sur le point de passer le balais. Le rez-de-chaussée est désert : un escalier, des boîtes aux lettres, une plante verte. La souris en main, c’est à présent à nous de jouer. D’un clic bien placé, on fait sortir le baigneur de chez lui, lequel va tambouriner chez la Castafiore locale pour lui faire savoir sa façon de penser – « C’est pas bientôt fini ce boucan ? » ou quelque chose comme ça. Un autre clic et l’on réveille le dormeur, qui se lève pour allumer la télé. Encore un clic, et l’homme au balais s’en sert pour taper au plafond. Et puis un autre, et il lance une tasse dans la même direction, laquelle rebondit, lui retombe sur la tête et provoque sa chute sur la table basse. Le sang coule : il est mort. Plus que trois à faire périr violemment.

Car tel est le but cruel de la série de jeux flash Causality disponibles sur le site de leurs créateurs et sur plusieurs autres plateformes en accès libre comme Kongregate, Free Online Games ou BubbleBox. Depuis 2010, douze jeux différents se sont succédé : six Causality « simples » (mais riches chacun de trois à quatre tableaux), quatre variantes thématiques à niveau unique (des épisodes dédiés à Noël, Thanksgiving et Halloween ainsi que Causality Road Rage qui prend place dans une station-service) et une Causality Story en deux parties où la vue à plat est remplacée par une représentation tendant vers la 3D isométrique. Et, toujours, l’objectif reste le même : se creuser les méninges pour parvenir, en agissant sur les décors, les objets et nos futures victimes qui vaquent tranquillement à leurs occupations, à exterminer ces pauvres Stickmen.

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Point’n click épuré

Petit phénomène du jeu indé low-cost, Causality est l’œuvre d’un mini-studio new-yorkais sobrement baptisé Causality Games et à qui l’on doit aussi une douzaine d’autres créations ludiques. « Nous venons du web design, du graphisme, du multimédia et concevoir des jeux en flash nous a paru un projet marrant dans lequel nous lancer », se souvient Dean Hopster, l’un des fondateurs du studio. Mais comment ce concept basique a-t-il donné naissance à une suite de jeux toujours plus nombreux ? « Les jeux Causality sont très populaires auprès des enfants sur des sites comme bored.com, qui est l’un de nos sponsors, souligne-t-il. La série est simplement née de l’idée de mettre en scène des bonshommes allumettes et de trouver des manières rigolotes de les faire mourir. Les bonshommes allumettes parlent à tout le monde et c’est justement ce qui rend le jeu marrant. »

A la fin de l’année dernière, Causality s’est aventuré au-delà du territoire des jeux flash avec une version iPhone et iPad (accès gratuit et niveaux supplémentaires payants) dont ses concepteurs même ne sont pas particulièrement fiers. « Ce n’est pas un très bon portage, reconnaît Hopster. Causality est difficile à jouer sur ces plateformes, il faudrait que nous travaillions sur d’autres idées pour faire une version mobile plus fun. Et puis apprendre un autre langage pour programmer le jeu pour iOS n’est pas si évident, et ça prend du temps. De toute façon, si l’on prend en compte tous les sites web, il y a 50 millions de personnes qui jouent chaque jour à des jeux flash, sans doute autant que sur les plateformes iOS, si ce n’est plus. » Mais ces jeux Causality, de quoi les rapprocherait-il ? Des courts métrages muets burlesques volontiers cruels, avec chutes et collisions à foison, des débuts du cinéma ? De l’humour gore des dessins animés faussement mignons Happy Tree Friends ? « Nous ne les comparons pas vraiment à quoi que ce soit, jure-t-il. C’est une série qui se suffit à elle-même. »

C’est pourtant aussi une série qui, l’air de rien et malgré (ou en raison même de) ses partis pris minimalistes (graphismes simplifiés, interactions limitées), s’inscrit dans le prolongement de plusieurs tendances majeures de l’histoire du jeu vidéo. Un niveau de Causality, c’est au fond un dispositif point’n click savamment épuré. Comme dans les jeux d’aventure LucasArts ou Sierra de la grande époque, le joueur est invité à scruter l’écran pour deviner sur quels éléments du décor il va devoir agir pour provoquer les événements qui lui permettront d’avancer. Il y a une solution, pas deux. A lui de se couler mentalement dans la pensée des game designers, d’intégrer leurs logiques pour parvenir à ses fins en cliquant au bon endroit et au bon moment. Mais ces petits personnages qui vivent leur vie devant lui, ne seraient-ils pas de nouveaux Little Computer People (jeu de David Crane, Activision, 1985), des Sims stylisés dont il va influencer l’existence ? Sauf que, cette fois, ce n’est pas sous l’angle réconfortant de l’épanouissement virtuel mais plutôt du jeu-catastrophe (comme on parle de film-catastrophe) : la fin redoutée dans les simulations de vie (la mort des petites créatures, donc) est cette fois notre ambition non dissimulée.

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Attention, danger

Mais Causality est aussi, au fond, un puzzle-game éminemment cérébral. Le titre est d’ailleurs tout un programme. Causalité : tout est ici affaire de rapports entre un fait (un objet tombe, un personnage se déplace, un appareil se met à fonctionner…) et ses conséquences. Tout l’enjeu est d’anticiper, de prévoir ce qui découlera de tel ou tel de nos choix, d’avoir toujours un coup d’avance (comme aux échecs, aux dames ou dans un tactical RPG) sur la routine aveugle (à ce niveau, on n’ose parler d’intelligence artificielle) du programme. Causality rejoint sur ce plan The Incredible Machine (1992), où il s’agissait d’utiliser les éléments mis à notre disposition (engrenages, ventilateurs, ciseaux…) pour provoquer la réaction en chaîne qui nous permettrait d’atteindre notre objectif. A ceci près qu’ici, tout est déjà à sa place, y compris nos Lemmings, pardon, nos Stickmen. Et quand la partie est lancée, à moins de cliquer sur « Retry », il n’y a pas d’échappatoire : il faut agir dans le rythme, le temps de jeu et le nombre d’actions seront impitoyablement évalués. L’an dernier, Ghost Trick nous plongeait avec style dans le même genre de réflexion. Une fois qu’on a saisi les astuces, qu’on a bien en tête la partition de gestes, rien n’empêche de recommencer pour améliorer son efficacité, sa précision, son tempo. Car, oui, le puzzle-game est aussi un rhythm-game. Little Computer People meets The Incredible Machine meets Elite Beat Agents.

Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que Causality devienne vite obsédant, à la fois parce que chaque niveau est une énigme pas du tout évidente à résoudre (comment introduire du désordre fructueux dans ces mini-existences si tranquillement réglées ?) et parce que nous voilà brusquement transformé en facteur nonchalant de destruction définitive. Attention, danger. Ne pas trop vous pencher sans quoi vous pourriez tomber. Méfiez-vous des chutes de pierres. Ne descendez pas sur les voies. Ne donnez pas à manger aux animaux féroces. Attention à la marche. Un train peut en cacher un autre. Les bonshommes allumettes de Causality ont une allure familière. On les a déjà rencontrés, sur des panneaux indicateurs (dans la vraie vie, oui !) qui nous informaient poliment de ce qui nous attendait en cas de mouvement malencontreux. Il est d’autant plus libérateur de les retrouver ainsi en position de cibles, de victimes expiatoires. Cette fois, le bourreau, c’est nous. Et l’on se venge en souriant de notre irrémédiable fragilité humaine, trop humaine, comme nos instincts destructeurs.

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Pan, t’es mort

Rien d’étonnant non plus, alors, à découvrir le type de lieux dans lesquels ils évoluent machinalement. Un cinéma, une fête foraine, un supermarché, une boîte de nuit, une station de métro, une pizzeria, un muséum d’histoire naturelle, uun établissement scolaire, une piste de ski à l’arrivée du télésiège – la liste est longue. Mais aussi, parfois, une station spatiale ou la maison très ordinaire d’une famille tout à fait banale livrée aux monstres plaisamment stéréotypés (loup-garou, mutant toxique) de la très américaine fête d’Halloween. L’inspiration est double : notre quotidien si banal, notre imaginaire pop, fiévreusement mondialisé, si pittoresque – Causality est aux gros jeux ultra-modernes ce que la sitcom modeste est aux blockbusters cinématographiques, elle a donc logiquement, comme Friends ou Community, ses épisodes US saisonniers. Qui n’a jamais eu des désirs inavoués de catastrophe, de déraillements soudains, d’ascenseurs qui tombent, de chaises qui ploient sous le poids de ce sale crétin, d’extermination massive et néanmoins réversible ? Ce n’est pas la catharsis des FPS – je me soulage en massacrant pour de faux – qui s’opère ici. C’est la transgression joyeuse du jeu d’enfants déguisés alors que ce n’est même pas Mardi Gras – pan, t’es mort et puis, tant pis, moi aussi, mais après, tout le monde se relève.

Causality n’est pourtant pas qu’un jeu : c’est aussi un spectacle. Lorsque, devenu un virtuose de l’extermination de bonshommes-allumettes après bien des tentatives, on assiste sans pitié à son propre succès brillamment sanglant. Mais aussi quand, en cas de panne intellectuelle tenace, on choisit de passer par la case walkthrough. Tous les films sont là, chaque jeu, chaque niveau résolu se donne à voir généreusement comme un sacrifice pop coloré, sur la scène d’un petit théâtre de tortures qui pâtit à peine de la disparition de l’interaction. On aurait pu faire de même, c’est sûr, d’ailleurs, promis, on s’attachera à en retenir les leçons. Mais, même sans notre participation, le court métrage modèle est déjà en lui-même réjouissant. Les Stickmen ne perdent rien pour attendre. On les connaît bien : sous les vêtements et la chair, on est à jamais l’un des leurs.

(Paru dans IG n°21, août-septembre 2012)

Erwan Higuinen

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