Sur une route au milieu du désert, la voiture roule, pimpante décapotable rouge conduite par Sean Penn. Comme on l’apprendra plus tard, il interprète un héros de film noir, Bobby Cooper, qui doit traverser les Etats-Unis jusqu’à Las Vegas pour y rembourser une dette. Et c’est l’incident bête, une explosion dans le moteur et la panne, qui le force à s’arrêter dans la petite ville de Superior, trou perdu de l’Arizona, en attendant une hypothétique réparation de sa voiture. Le road movie escompté n’aura pas lieu : U-Turn est un film tout entier sous le signe de la panne, de l’arrêt forcé et de l’impossibilité de repartir, c’est-à-dire de quitter ce lieu et, plus simplement, de relancer le mouvement interrompu (sur la route, dans un scénario de polar sans surprise).
Pourtant, tout ne commence pas si mal. Auréolé de son statut de citadin viril et décontracté, Bobby Cooper séduit d’entrée la beauté du coin (Jennifer Lopez), qui l’emmène ipso facto chez elle. Sauf qu’à ce moment débarque l’époux de la belle (Nick Nolte), qui s’empresse de tabasser l’intrus. Oliver Stone pose ainsi le principe qui régira l’ensemble de son film : si la ville est un piège d’où il est impossible de s’échapper, c’est aussi un terrain miné où le moindre faux pas déclenche des mécanismes catastrophiques. Si Bobby Cooper entre dans une épicerie, celle-ci fait immédiatement l’objet d’un hold-up au cours duquel il perd tout son argent (maculés de sang, les billets volent dans le magasin). Qu’il pénètre dans un café, il est immédiatement accosté par la nymphette locale, entraînant du même coup l’apparition d’un boyfriend fou de jalousie, enchaînement qui se reproduira à l’identique dans la rue. Car les personnages n’en sont pas, ce sont des automates qui n’ont a priori qu’un seul type de comportement. Et s’ils en changent – comme le mari soudain amical pour demander à Cooper de tuer sa femme –, c’est moins le signe d’une éventuelle complexité que le résultat d’une sorte de reprogrammation qui conduirait au basculement d’un comportement vers son contraire. Ils ressemblent à des créatures de jeux vidéo, ou à des « body snatchers » dont seule l’apparence est humaine. Ils ne font qu’un avec la ville de Superior, lieu précisément délimité par le désert jusqu’à constituer un monde en soi au-delà duquel il n’y a rien et, en même temps, machine à dévorer tous ceux qui y pénètrent (comme ce tueur lancé sur les traces de Cooper et arrêté quelques minutes à peine après son arrivée)
Sous ses airs de jeu de massacre systématique, U-Turn explicite comme jamais le principe paranoïaque qui est la base même du cinéma d’Oliver Stone, depuis ses débuts dans le film d’horreur jusqu’à ses films-dossiers sur les dérapages de l’Amérique contemporaine (la trilogie du Viêt-nam, Wall Street, JFK…). Cette paranoïa se fonde d’abord sur l’idée du secret refoulé, du désir de meurtre au sein d’un couple à l’inceste finalement avoué qui n’est que l’aboutissement logique de cette vie en circuit fermé. Peu à peu, Bobby Cooper voit resurgir cette horreur dissimulée (comme avant lui, chez David Lynch, un autre Cooper, prénommé Dale, dans une ville qui s’appelait Twin Peaks). Mais cette vision paranoïaque du monde apparaît plus généralement dans le rapport entretenu par Cooper avec la ville hostile, violente et déshumanisée. Il s’y cogne constamment, parfois rejeté, parfois manipulé, sans jamais pouvoir établir un lien et s’intégrer dans cet univers. Etranger il est, étranger il restera.
De ce sentiment d’étrangeté au monde découle le devenir-mental du film, via l’accélération du montage : le mouvement initialement interrompu s’est transporté dans l’esprit du personnage où s’enchaînent souvenirs (le traumatisme originel – l’agression où il a perdu deux doigts – disparaît peu à peu au profit des seules images de Superior), perceptions plus ou moins faussées, fantasmes et associations d’idées. Oliver Stone reprend un peu la forme éclatée-reconstruite de Tueurs nés, sans aller jusqu’au « mur d’images » mais en en conservant la logique pour passer d’une histoire de couple en mouvement (Tueurs nés) à celle d’un homme seul et immobilisé.
Le film se nourrit d’emprunts à la quasi-totalité des genres hollywoodiens. D’abord le western, avec la figure de l’étranger entrant dans cette ville qui a sans doute peu changé depuis un siècle. Ensuite le film noir, avec la femme fatale, l’échec du « héros » et, plus généralement, une vision de la communauté qui paraît sortir d’un roman de Jim Thompson. Mais les mécanismes à l’œuvre sont aussi ceux du burlesque, le corps fragilisé de Sean Penn semblant soumis à une avalanche répétitive de tartes à la crème. Reste qu’avant tout et comme tous les films d’Oliver Stone, U-Turn tient du film d’horreur. Mais l’enfer, ici, c’est l’Amérique profonde repliée sur elle-même, rendue monstrueuse par une déformation et une déréalisation cauchemardesque de l’espace (restitué en morceaux) et un parti pris de caricature des personnages, tous grotesques à faire peur. Après une ultime explosion de violence, le film se refermera en boucle, aboutissant à une fin qui était comme programmée dès le départ. U-Turn ne peut accoucher de rien d’autre, c’est sa principale limite. Mais c’est aussi le prix de sa noirceur et de son dispositif visant à décrire, entre rage et regrets, un processus de destruction de l’humain (c’est-à-dire de l’autre) par cette communauté vivant en quasi-autarcie, image d’une vieille utopie américaine teintée d’unanimisme à laquelle Stone et son cinéma ne peuvent tout simplement plus croire.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°520, janvier 1998)
U-Turn (1997) d’Oliver Stone