Un jour, tout s’est arrêté. C’était prévu ainsi, en tout cas. Dernier jour au bureau, fête d’adieu enjouée, l’inspecteur Jerry Black sera bientôt à la retraite. Il parvient quand même, pour ses dernières heures en service, à se greffer sur une ultime enquête, atroce : une fillette a été violée, et assassinée. Mais le meurtrier est retrouvé avant la fin de la journée. Affaire classée ? Pas pour Jerry, qui n’y croit pas. Ce ne peut être aussi facile ? Plutôt : ce ne saurait être déjà fini. Et il continue, se livre à de nouveaux interrogatoires, compare l’affaire avec d’autres, non résolues, et acquiert la certitude qu’un tueur en série agit dans la région. Bientôt, il l’identifie, et découvre même qui sera sa prochaine victime.
Il est, dans le troisième film de Sean Penn, une scène discrète mais essentielle. Muni d’un dessin de la petite victime sur lequel il croit deviner son bourreau, Jerry se rend chez une psy qu’il prie de le commenter. Elle renâcle,puis se laisse convaincre de partir de ses suppositions à lui, de son hypothèse. Alors, elle analyse le dessin, et ce qu’elle dit fait sens. Mais cela ne prouve rien : le postulat n’a pas été démontré. De même, le film multiplie les signes inquiétants, éléments du premier meurtre qui ressurgissent, à leur ancienne place ou à une nouvelle, jusqu’à donner le vertige. Pourtant, il ne s’agit la plupart du temps même pas de coïncidences troublantes : avec Jerry, nous sommes sur les lieux du meurtre originel, l’entourage est le même, cela ne prouve rien. Seule terrifie la lecture que l’on fait des faits. A condition de croire en l’hypothèse, de l’admettre suffisamment au départ pour oublier bientôt que l’ensemble du raisonnement ne repose que sur du vent.
L’obsession est celle de Jerry, que Sean Penn fait souvent sienne pour, orientant The Pledge vers le film policier, nous entraîner dans sa névrose. Le film s’ouvrait sur des plans de l’homme parlant seul, répondant à ses voix. Bientôt, nous les entendons aussi. Mais le cinéaste n’adopte pas en permanence le point de vue de son personnage. Plus d’une fois, en présence d’un flic plus jeune à qui il reste un peu de l’admiration qu’il eut autrefois pour notre homme (Aaron Eckhart) ou de la jeune mère célibataire qui lui est reconnaissante de l’avoir pris sous son aile comme sous son toit (Robin Wright Penn), le film redescend sur terre, recule d’un pas pour mieux voir et se fait sceptique. Car, au fond, l’essentiel ne réside pas – et c’est notamment en cela que The Pledge se distingue du polar auquel il ressemble parfois – dans la vérification de l’idée de Jerry, dans le fait qu’il ait raison ou tort. Si son hypothèse était vérifiée, son fonctionnement mental n’en serait pas pour autant plus rassurant. Plus le film avance, plus ce que l’on pressentait se confirme : Jerry est fou.
Sa folie est le moteur paradoxal de The Pledge, ce qui en modifie la temporalité pour le changer en une sorte de film multicouches. Si Jerry n’admet pas que ce qui était ne soit plus – dans la confusion, cela vaut pour son travail comme pour la vie de la fillette assassinée –, il ne peut que maintenir l’illusion que les choses se poursuivent. Ce que filme Sean Penn est là mais, pour son personnage (et pour nous avec lui), ce n’est déjà plus qu’une image de ce qui fut, à laquelle s’accrocher coûte que coûte. The Pledge est son requiem. Evidemment, il cherche à transformer la fillette vivante en celle qui est morte, pour la sauver, cette fois. A la fin du film, la longue attente du supposé tueur par les hommes embusqués n’en est que plus poignante : le vrai drame, ce serait que personne ne vienne, qu’on ne puisse sauver enfin la petite fille (car, pour cela, il faut qu’elle soit véritablement menacée). Fêtes au village, petit déjeuner dans un petit restaurant, pêche à la ligne solitaire. C’est hier, aujourd’hui, et la réunion fragile des deux, filtrée par l’esprit de Jerry. La vie de l’Amérique profonde des campagnes, une reprise de celle que filma Ford, que décrivirent beaucoup plus tard dans leurs romans des écrivains comme Jim Harrison, que chanta Neil Young. Sean Penn s’affirme cinéaste avec un volontarisme parfois maladroit et, en même temps, flirte avec le clip, avec la pub, ramenant ses symboles vers le concret tout en rendant l’ordinaire mythique. On marche parfois au ralenti, en musique, avant de s’abîmer dans la contemplation fétichiste d’un détail comme illuminé. Plus que de montage, il s’agit d’un travail de mixage. Les images et sons de natures et d’époques diverses se mélangent, se recouvrent, jusqu’à presque s’identifier. Le tragique, c’est bien sûr ce « presque ».
Ce pourrait cependant n’être qu’un exercice de style vaporeux si la fatigue et la tristesse n’alourdissaient pas en les balafrant les corps et les visages. Ceux de Robin Wright Penn, bouleversante de conviction douce et sauvage, et aussi de Jack Nicholson, ours tremblant que l’on n’a pas souvenir d’avoir vu aussi bon depuis des décennies. Sean Penn s’appuie idéalement sur lui pour convoquer les terreurs magiques et les enthousiasmes volatiles de l’enfance qui s’avancent ici avec ceux de la vieillesse. En deux ou trois clins d’œil, il en appelle au Magicien d’Oz. Mais, plus profondément, rôde aussi La Nuit du chasseur. Mais une Nuit du chasseur où l’homme qui vient après le père serait à la fois un ogre et un héros, celui qui perd et sauve dans le même geste. Car cette fois, le cauchemar est le sien.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°560, septembre 2001)
The Pledge (2001) de Sean Penn