Roberto Succo

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Roberto Succo : né en Italie à l’aube des années 60, il assassina ses parents en 1981, fut interné en hôpital psychiatrique, s’évada, se livra à de nombreux meurtres et agressions en France, puis en Suisse, jusqu’à son arrestation en 1988. Voilà pour les faits qui ont inspiré Cédric Kahn, après Bernard-Marie Koltès (qui revisita cette histoire devenue mythe dans sa pièce Roberto Zucco). Des faits que le film ne présente pas de manière directe et exhaustive mais dont ne sont restitués que des fragments. Si le titre est le nom du personnage, ce n’est pourtant pas son film, sa trajectoire ne guide pas la mise en scène. Mais, si l’on y croise des gendarmes, si celui qu’interprète Patrick Dell’Isola revient souvent au premier plan, Roberto Succo n’est pas non plus une enquête policière. Du moins pas comme on l’entend généralement. Multipliant les points de vue avec forces ellipses et actes occultés, Cédric Kahn travaille en fait à cerner son personnage. Mais au sens où il s’agit de l’encercler méthodiquement en accumulant les visions de ceux qui l’ont croisé à un moment ou un autre de sa cavale meurtrière, donc aux antipodes d’une approche psychologique traditionnelle. Autour de la figure de Roberto Succo s’organise alors un ballet déstabilisant de séquences rigoureusement disjointes. C’est entre elles, dans le gouffre qui les sépare, que l’air circule. Peu à peu, l’image prendra peut-être forme.

La première fois que l’on voit Roberto Succo, c’est un Anglais prénommé Kurt qui séduit une lycéenne (Isild Le Besco). Peu importe que son accent italien ne trompe personne, qu’il paraisse bien plus que les 19 ans qu’il se donne. La fiction qu’il présente aux autres personnages n’a à la limite pas besoin d’être crédible, il lui suffit d’exister comme une promesse à laquelle ils peuvent choisir de croire simplement parce qu’elle se présente au bon moment, celui où l’ennui menace. C’est une promesse que quelque chose va se passer. Et qu’advient-il alors ? Une amourette qui se prolonge en pointillés les vacances terminées. Kurt revient souvent voir Léa, toujours dans une voiture différente, elle découvrira qu’il est italien. Parallèlement, des cambriolages, enlèvements, meurtres tracassent les gendarmes. Est-ce l’œuvre de Succo ? Evidemment, on n’en doute jamais. Et pourtant, rien ne le dit tant ces crimes hors-champ paraissent relever d’un autre espace-temps, qui laisse des traces dans celui des gendarmes, mais pas dans celui de Léa. La nervosité mythomane de Roberto Succo, acteur d’un pur présent perpétuel, est comme la bande-annonce d’atrocités dont Cédric Kahn a décidé de nous priver. On les pressent, et elles appartiennent déjà au passé. On le constate avec une déception horrifiée.

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Si Roberto Succo est un film radical, c’est ainsi d’abord en raison de ce que Cédric Kahn lui refuse. A commencer par le suspense et le lyrisme, ce qui, dans un tel film, est tout sauf anodin. Roberto Succo évolue au centre d’un triangle dont il scrute successivement les sommets pour finalement décider de n’en rejoindre un peu. Ces sommets s’appellent Harry, un ami qui vous veut du bien, L’Humanité et Sombre (cité via la présence, en victime photographiée, de son actrice Elina Löwensohn). Soit trois hypothèses très diverse de films de genre à la française, du surscénarisé au quasi expérimental, mais qui, dans tous les cas, croulent sous leurs intentions jusqu’à s’abimer dans une trivialité hautaine. Roberto Succo, lui, sera irrécupérable, ne délivrera aucun « message », n’amusera pas la galerie, ne posera pas à l’œuvre magistrale. C’est même, au fond, là que réside sa fonction véritable vis-à-vis des acteurs du fait divers réel. Le véritable Roberto Succo, suite à diverses déclarations du haut de sa prison (ce dont Cédric Kahn tire une séquence judicieusement semi-burlesque, dont la chute en est littéralement une, du toit), fut un temps transformé en icône anti-capitaliste par certains mouvements de gauche italiens. Par sa façon de le filmer, Cédric Kahn lui restitue son irréductibilité.

Le film obéit à une règle très stricte : ne sont montrées que les séquences auxquelles quelqu’un a survécu. Cela n’exclut pas de filmer des meurtres, mais implique qu’il y ait toujours un témoin qui en réchappe et puisse raconter ce qu’il a vu. De façon plus ou moins flagrante, c’est le point de vue de ce dernier (qui n’est pas nécessairement formellement identifié) qu’adopte le film. Soit ni celui du tueur, ni celui de sa victime, et pas non plus celui de la société ou des institutions. C’est bien plutôt une somme de regards, une addition de subjectivités, d’expériences individuelles que le spectateur est chargé de recueillir. Ce qui le place dans une position proche de celle des gendarmes qui, dans l’une des scènes les plus marquantes du film, interrogent l’adolescente qui aima Succo. Ses réponses ne les satisfont pas, trop légères, trop ordinaires. Pas de faits déterminants à relater, pas de révélation spectaculaire. Plus tôt, c’est par hasard que, sur un parking, l’un des enquêteurs a retrouvé la voiture de Succo. Lorsque ce dernier prend une institutrice suisse en otage dans sa voiture, la séquence – dans laquelle ce sont les gestes qui impressionnent (armé, Succo est collé contre elle) – s’achèvent sans explosion, en deçà des attentes du spectateur habitué aux films policiers américains et à leurs émules français.

Ainsi va le film, admirablement mesuré et pourtant d’une construction magistralement éclatée-rassemblée qui lui donne de l’ampleur, aux pistes narratives volontiers abandonnées sans que tout ne soit bouclé (qu’en est-il des trois filles draguées en boîte de nuit ou de l’institutrice, après leur rencontre avec le tueur ?). On se rapproche, Roberto Succo est à présent incarcéré. C’est Stefano Cassetti qui l’interprète, un acteur débutant, voulu séduisant et inquiétant, aux faux airs de Vincent Gallo. Un casting trop évident ? Qu’importe. Devrait-il changer constamment d’identité, alterner demandes d’affection, fanfaronnades et élans de rage destructrice, il se doit d’être dénué de mystère. Pas du tout dandy et pas vraiment clown bien qu’atteint de poussées de bouffonnerie menaçante, il n’est jamais un phénomène à observer coûte que coûte dans le but de le comprendre mais un passant quasi secondaire. Ce que filme plutôt Cédric Kahn, c’est ce qui arrive aux autres personnages, ceux qui regardent Succo, le suivent ou le pourchassent, ou encore cherchent à s’en défaire. « Roberto Succo » est le mot de passe qui offre l’accès à ces moments de leur vie. Roberto Succo n’est qu’un révélateur. Il n’existe pas.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°557, mai 2001)

Roberto Succo (2001) de Cédric Kahn

Erwan Higuinen

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