Refrain connu : à Rotterdam, il y a trop de films, plus encore que dans les autres festivals. Qu’y faire, alors ? Se concentrer sur la compétition ? Impossible pour le festivalier qui n’est venu ici que quelques jours. Choisir ses films en fonction de leur nationalité ? Trop limité. Mieux vaut peut-être se dessiner un parcours, voir les films comme des étapes successives sur une même route accidentée, à la poursuite, par exemple, d’un hypothétique cinéma pop.
Avec son titre piqué à une chanson de Public Image Limited, This Is Not A Love Song de la Britannique Bille Eltringham nous tendait les bras. Fausse piste : suivant, en DV et sans argent, deux fugitifs dans une forêt, la réalisatrice ne trouve rien de mieux que d’agrémenter de piteux effets Blair Witch son inspiration Trainspotting. Se méfier des titres. Quoi de plus attirant qu’un film dénommé Teenage Hooker Became Killing Machine in DoeHakRoh (de Nam Ki-Woong, Corée) ? Mais le « manga live » se mue en une version gore, fauchée et laborieuse de la Nikita de Besson. Pour la fabrique d’icônes pop, on repassera. Une pause chez Stan Brakhage, à qui le festival rendait hommage. La sidération y naît d’un filmage qui isole et magnifie, que l’objet de l’attention du cinéaste soit un nouveau né, un arbre ou une enseigne Coca-Cola. Entre fresques et miniatures, ce cinéma aurait sa place dans les églises. Nos rêves emprunteront son balancement.
Et le pop cinéma ? On le théorise presque en Thaïlande. Dans One Take Only d’Oxide Pang, les scènes d’action sont d’abord les fantasmes d’un garçon ordinaire. Alors qu’il se tripote devant un porno, une fille l’entend. « Je faisais du karaoké », explique-t-il lamentablement. Plus tard, le film a basculé dans le polar trashy chic, ils sont au lit. « Maintenant, ce n’est plus du karaoké », lui dit-elle. Dommage : le film aurait eu plus d’entrain s’il était demeuré karaoké. Mais voici une surprise slovène, un film qui nous fait croiser quelques personnages encore jeunes en alternant convivialité dialoguée (mais bientôt interrompue), (in)action dépressive et transe techno instable. Cela s’appelle Ljubljana. Attentif, Igor Sterk réinvente sa ville. Les événements déterminants demeurent hors-champ alors que sont fétichisées des impressions fugaces. Un homme aperçoit le visage d’une femme dans le bus, capte son regard. La reverra-t-on ? Le spleen naît de ce qui se passe sans nous. Pas bête.
En quête de couleurs plus vives, on plonge avec les Waterboys, film de Shinobu Yaguchi heureusement plus adolescent que lycéen. Il y est question de quelques garçons qui se lancent dans la natation synchronisée. Empruntant au teen movie à l’américaine, le cinéaste y introduit une nuance : ici, il ne s’agit pas de sortir de la masse mais de donner consistance au groupe pour ne s’en détacher qu’alors qu’il s’élargit, porté par les autres. L’enjeu est chorégraphique dans ce film qui fait mine de vanter le travail (l’entraînement des nageurs) pour en réalité tout miser sur le désir et l’enthousiasme. Sans s’en rendre compte, on devient beaux ensemble, entre deux gags généreux jusqu’au grotesque, pour finalement plaire aux filles. Et l’on fera ainsi de la vie un clip idéal. Les cinq filles (dont une paire de jumelles) qui peuplent le charmant Take Care of My Cat de la Coréenne Jeong Jae-Eun le savent bien. A chacune son modèle, dont la working girl pour la plus fière d’entre elles, alors que pour une autre, la fin de l’adolescence s’apparente à une sortie de route. Leurs chemins divergent, se recroisent, naturellement. La vie ne leur fait pas peur ? Précisément. La belle idée de la réalisatrice, c’est d’explorer de façon quasi exhaustive les pistes qu’ouvre son récit, par petites touches disjointes, du plus joyeusement clinquant au plus mélodramatique, sur un ton de chronique libérée. Et de jouer, comme ses adolescentes, avec tout ce qui passe à sa portée (un lieu, un objet, un corps).
De Corée, Rotterdam a aussi accueilli le beau Camel(s) de Park Kiyong, antonionien, ainsi que One Fine Spring Day de Hur Jin-Ho, qui nous conte la naissance et la fin d’une histoire d’amour. Son inspiration est mélangée : classicisme hollywoodien, modernité européenne, espaces asiatiques. Elle donne naissance à une symphonie modeste de regards, stratégies, retrouvailles et disparitions. Déjà vue, immédiatement reconnue, rejouée avec grâce à l’infini, suivie avec une fébrilité tenace. Le cinéma pop n’existe pas. On ne l’en aime que davantage.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°566, mars 2002)