Alors que chacun y passe une partie non négligeable de son existence (près de trois ans en moyenne selon la très sérieuse Organisation mondiale des toilettes), les WC ont longtemps été scandaleusement négligés par les arts supposés nobles. Heureusement, le jeu vidéo s’est donné pour mission de célébrer enfin la grandeur du petit coin.
Il y a des signes qui ne trompent pas. A chacun son truc pour se faire une première opinion sur une nouvelle connaissance : épier ses gestes, examiner ses vêtements ou ses ongles, inspecter sa bibliothèque. Mais le mieux est sans doute de s’offrir une petite visite dans ses toilettes dont l’état vous en apprendra généralement beaucoup. Avec les jeux vidéo, c’est un peu la même chose : l’apparence de leurs lieux d’aisance (immaculés ou crados, ultra-modernes ou rétros, scrupuleusement réalistes ou bouffons…) est souvent très révélatrice. Et parfois, en plus, c’est l’occasion d’un bon gag ou deux – ou d’un mauvais, mais tant pis, qui n’essaie rien n’a rien.
Au cinéma, à part chez les charmants amateur du gros trash qui tache, la fréquentation des WC ne fait pas franchement partie des habitudes. Ainsi, la séquence où, dans Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick, Nicole Kidman s’installe sur le trône pendant que Tom Cruise se prépare dans la salle de bains a été perçue au moment de la sortie du film comme le fruit d’une grande audace. Il est vrai que Kubrick était curieusement connu comme le cinéaste par excellence des toilettes, lesquels figurent d’une manière ou d’une autre dans la quasi totalité de ses longs métrages (dont 2001, l’odyssée de l’espace, en apesanteur). Le jeu vidéo est dans l’ensemble nettement moins timide en la matière, mais il existe surtout un game designer qui semble tout particulièrement chérir cuvettes et urinoirs : David Cage. Dans Heavy Rain, tout le monde y a droit. Le héros nous gratifie d’un pipi matinal porte ouverte dans sa belle villa avant le drame – il remettra ça plus tard, mais avec moins d’entrain. La brune photographe Madison s’assied après avoir baissé sa culotte. L’agent du FBI et le détective y ont droit aussi. Dans Fahrenheit du même Cage, c’est carrément à un cadavre sanguinolent que, dirigeant un personnage un rien perturbé (voire absolument frappadingue), le joueur se trouvait confronté dans les toilettes d’un restaurant. Quelques années plus tôt, les WC n’étaient pas non plus absents du blade-runnerien The Nomad Soul – en cherchant bien, on y trouvait même une clé soigneusement dissimulée. Effet de réalisme, plongée dans l’intimité des héros ou jeu avec le sentiment de dégoût : presque toute la gamme des toilettes vidéoludiques est déjà interprétée par le fondateur de Quantic Dream. N’en déplaise à ses détracteurs, sur ce plan-là en tout cas, la preuve en est faite : David Cage est le Kubrick du jeu vidéo.
Besoins naturels
En premier lieu, la présence de toilettes est donc un signe que l’univers du jeu a été conçu avec sérieux. Pas de pudeur déplacée : il y a des gens comme vous et moi qui vivent ici, et ils ont des besoins, c’est bien naturel. Pour Les Sims, en particulier, celui-ci est même essentiel : l’appel de la vessie pleine vaut bien celui de l’estomac vide. Si l’on n’y répond pas illico, ces chers petits êtres ne vont vraiment pas avoir le moral. Et on les comprend. Mais le souci du réalisme ne s’arrête pas là : après avoir permis à nos poupées de pixel de se soulager, il ne faudra pas oublier de nettoyer derrière elles sous peine de voir l’ambiance se gâter rapidement. De toute façon, après s’être saigné aux quatre veines virtuelles pour faire l’acquisition des derniers WC à la mode, high-tech, furieusement design ou plaqués or, qui aurait l’idée de laisser la pièce à l’abandon ? Celle-ci, quoi qu’il en soit, ne se révèle pas fondamentalement moins importante que la cuisine, la chambre ou le salon.
Devant vos yeux : un urinoir. Un seul choix possible sauf à faire bêtement demi-tour : l’utiliser. Et bien penser à se laver les mains après – même devant la console, on n’est pas des sauvages, quand même. Nous sommes dans Deus Ex : Human Revolution mais ce pourrait être un tout autre jeu car nombreux sont ceux, de GTA IV (où l’on peut notamment découvrir de très spacieux WC public au cœur de Liberty City) à Assassin’s Creed (pour Desmond Miles, dans un esprit plus futuriste, glacial, aseptisé) ou Metal Gear Solid, dans lesquels le détour par les toilettes est envisageable. Parfois, le joueur est libre d’offrir une vraie pause pipi à son personnage, avec bruitages à la clé (et même un jet visible dans Red Dead Redemption) pour ce qui prend alors la forme d’une glorieuse célébration de l’action inutile. Ainsi, Bully tient précisément le compte du nombre de fois que l’on aura choisi de faire ses besoins (en plus de proposer des missions rigolotes comme d’escorter un nerd trouillard jusqu’à ce fameux lieu avant de monter la garde pendant qu’il fait ce qu’il a à faire). Ailleurs, ce n’est qu’un décor de plus, mais qui donne du relief, par sa nature même, au monde représenté. Mais certains game designers choisissent aussi d’en faire le cadre d’un affrontement mémorable comme, par exemple, dans le GoldenEye de la Nintendo 64. Là, c’est le décalage entre le cadre (à jamais ordinaire, quotidien, familier – ce pourrait être nous, dans une gare ou un cinéma) et ce qui s’y déroule qui donne sa force à la scène.
Un peu d’imagination
S’ils frappent dans certains cas par leur normalité même, les WC ne manquent pourtant pas de stimuler l’imagination des concepteurs de jeux. Dans une mission de Hitman : Contracts, l’Agent 47 a par exemple la possibilité de glisser en douce du laxatif dans la nourriture de l’une de ses cible puis de la suivre discrètement pour l’abattre sur le trône. Dans Half-Life 2, c’est grâce au Gravity Gun que le joueur peut saisir et propulser sur l’ennemi une cuvette de WC – la performance est même récompensée par un « Succès » dans la version Orange Box du jeu. Et que dire du sanglant MadWorld de Platinum Games où la grosse brutasse à tronçonneuse que l’on contrôle se débarrasse de certains adversaires en leur enfonçant sans scrupule la tête – puis tout le reste, tant qu’à faire, en coupant ce qui dépasse – dans les cabinets ?
Mais la palme du détournement toilettophile revient sans doute à Duke Nukem. Dans le premier épisode 3D de la saga US mal élevée, le joueur avait la surprise de tomber, en ouvrant innocemment une porte, sur un alien confortablement installé et en train de satisfaire une envie pressante son flingue à la main. Il est à noter, aussi, que boire l’eau des toilettes du jeu restaure fort logiquement la santé de notre bien-aimé héros. Quant à Duke Nukem Forever, il débute tout naturellement face à un urinoir. Le joueur s’y voit par ailleurs accorder le droit de ramasser, disons, ce qu’y ont laissé de précédents utilisateurs des sanitaires ayant négligé de faire place nette après leur visite. Un petit geste pour notre fumeur de cigares à lunettes noires, un pas de géant pour l’interactivité. Dans Fallout 3 aussi, s’abreuver directement dans la cuvette peut servir à se remettre d’aplomb. Sauf que l’on n’est pas forcément conscient de ce que notre intervention va déclencher, le jeu n’étant que moyennement explicite à ce moment précis. Certains joueurs bien intentionnés qui pensaient seulement tirer la chasse d’eau ont pu être légèrement étonnés par la suite un rien répugnante des événements.
Y a plus de papier
Toute personne ayant au moins une fois eu l’occasion de patauger en se bouchant le nez après avoir osé pousser la porte des toilettes pour homme de certains lieux publics (bars, salles de concert…) le sait bien : ici prend fin la civilisation. Rien d’étonnant, donc, à ce que les lieux d’aisance malaisants se multiplient dans la saga Silent Hill, que l’on y explore leur version figurant dans la version « réaliste » de la ville ou dans la terrifiante dimension parallèle. Silent Hill 2, en particulier, débute dans des toilettes où le personnage de James Sunderland examine son visage dans un miroir. Mais surtout, plus tard, il devra plonger la main au fond d’une cuvette pour récupérer un portefeuille abandonné dans l’eau douteuse. Pas de demi-mesure non plus pour Silent Hill : Homecoming qui nous offre un cadavre mutilé dans une cabine et une nurse agressive surgissant d’une autre alors que le héros vit son premier passage dans l’autre dimension au milieu de WC publics. Dans le même esprit, BioShock fait des toilettes en ruine l’un des signe de déliquescence de sa société immergée en forme d’utopie qui a mal tourné alors que Borderlands 2 rejoue sans se lasser mais sur un ton nettement plus léger la scène de l’homme qui farfouille dans la cuvette – à ceci près que, cette fois, c’est toute une ribambelle d’armes bien utiles qu’il va étrangement y trouver.
Les toilettes s’apparentent ainsi à un autre monde, régi par d’autres règles. Dans la saga Zelda, c’est même tout simplement un lieu hanté, et ce à deux reprises. D’abord, dans Majora’s Mask, un bras décharné sort du trou pour réclamer du papier. Même chose (ou presque, la porte restant dans ce cas fermée) vers le début de Skyward Sword. Mais cette fois, si l’on obéit au fantôme, c’est une lettre d’amour évidemment destinée à quelqu’un de bien vivant qu’on lui remettra. Innovation majeure : dans ce Zelda-là, Link peut s’assoir sur les toilettes. Et même qu’après, on entend un bruit de chasse d’eau. Brillant. Il est aussi question d’un « fantôme des toilettes » dans Catherine mais c’est une blague : ce n’était que le voisin de cabine du héros parti téléphoner en privé dans une cinématique inévitablement cocasse.
Sauvegarde en cours
Les toilettes, c’est bien connu, sont des endroits un peu spéciaux, voire magiques, surnaturels. Et potentiellement bidonnants. Dans Day of the Tentacle, grand classique du point & click LucasArts, ils permettaient d’envoyer des objets d’une époque à une autre. Dans l’encore plus ancien jeu de plateforme Jet Set Willy II, l’aventure s’achevait par une chute à travers les toilettes jusque dans une pièce secrète. Sans parler du shoot’em up ouvertement scatologique Toilet Kids qui est supposé se dérouler dans la cuvette même où un petit garçon s’est retrouvé aspiré Voire du jeu flash textuel disponible sur le site web Kongregate au titre très explicite que la décence nous interdit de traduire : Don’t Shit Your Pants. Il s’agit ici de saisir au clavier et dans un temps limité (40 secondes) les instructions idoines sous peine d’être victime d’un accident gênant dans le couloir. Un indice : mieux vaut commencer par retirer son pantalon, cela permettra déjà d’éviter la pire des humiliations. Il y a bien sûr aussi les toilettes qui parlent – un grand classique. « Your business is appreciated », nous assurent les WC de Portal – merci, c’est un petit peu embarrassant, mais merci. Nettement moins nets, ceux de Banjo Kazooie s’expriment quant à eux au moyen de ce qui ressemble à s’y méprendre à des bruits de pets. Pas très étonnant, cela dit, de la part des auteurs de Conker’s Bad Fur Day et de son monstre de caca chantant que l’on affronte à coups de papier toilette et qui finit emporté par le flot de la chasse d’eau.
Entre joyeuse régression et humour transgressif, le petit coin inspire visiblement les créateurs de jeux, mais il en est certain qui vont plus loin. Dans No More Heroes, c’est en s’asseyant sur le trône que l’on sauvegarde sa partie. Chacun jugera selon ses propres goûts de l’élégance de la séquence imaginée par Goichi Suda – heureusement, le bandeau qui demande au joueur s’il veut effectivement enregistrer sa partie préserve l’intimité de Travis Touchdown – mais une chose est sûre : cette dernière est bien dans l’esprit punk de l’auteur de Killer 7 et Lollipop Chainsaw. Même principe ou presque dans Dead Rising qui, cependant, semble plus sensible au charme discret des urinoirs. Ce cher Frank West aura peut-être aussi la chance de trouver quelque part dans les toilettes un passage secret reliant opportunément deux zones du centre commercial envahi par les zombies dans lequel il lutte pour sa survie, comme dans une relecture moderne mais toujours sous l’angle de la tuyauterie des Warp Pipes qui, une fois dénichées, permettaient en s’y laissant tomber de zapper un certain nombre de niveaux de Super Mario Bros.
Mais revenons à la sauvegarde. Ne faudrait-il pas y voir un commentaire perçant sur notre douloureuse condition d’humains qui ne pourront jamais se libérer complètement de leurs besoins naturels ? Une sorte d’équivalent à ce que l’on rencontre, pour l’esprit, dans la série Dragon Quest où c’est dans une église et en se confessant que l’on sauvegarde sa partie ? D’un côté se soulager la conscience, de l’autre le corps. Ou s’agirait-il plutôt d’une subtile métaphore de tout se qui nous pèse, nous contraint, nous retient ? Le sujet est assurément très vaste. Grâce soit rendue au jeu vidéo d’avoir osé l’aborder.
(Paru dans IG n°24, février-mars 2013)