« Ceci n’est pas un jeu où l’on gagne. Jouez juste pour l’expérience. Promenez-vous, déambulez et contemplez. Il n’y aucun but. Il n’y a aucune histoire. Laissez-vous porter par l’atmosphère. Ne pensez à rien. N’aspirez à rien. Ne soyez que vous-même. » Bientôt l’été ne prend pas le joueur en traître. Les lignes sur lesquelles s’ouvre la nouvelle création du très atypique studio belge Tale of Tales éviteront tout malentendu : ici, ce n’est pas Call of Duty. Mais un peu Journey quand même, se dit-on en découvrant notre alter ego, de dos sur une plage, face à la mer, puis lorsque l’on commence à marcher au hasard.
Que faire ? Où aller ? On se laisse effectivement porter. Un banc. On s’assied. La lumière change. On aperçoit une silhouette, inaccessible. Plus tard, notre personnage fermera les yeux. Et l’on entrera dans une bâtisse toute simple pour s’installer devant un échiquier. Face à nous, une présence féminine. Sur la table ont été déposés un verre de vin, un paquet de Gitanes. On en boit une gorgée, on en fume une. Puis on déplace une pièce sur l’échiquier. Alors s’affichent des fragments de dialogues entre lesquels on est libre de choisir. « Je vous regarde » ; « Je pense à vous depuis que je vous ai revu » ; « Je chasse l’image de votre corps dans les ténèbres de la mer. » Ou bien : « Je vous aime. » Parfois elle nous répond : « Je vous ennuie » ; « C’est vrai que vous n’êtes rien » ; « Je ne sais pas le mot pour dire ça. » Parfois elle met un disque, au son un peu étouffé, un peu daté. Tous les garçons et les filles, Aline. Parfois c’est nous.
Ces phrases qui nous sont offertes pour communiquer avec l’inconnue sont toutes extraites de livres de Marguerite Duras, dont l’œuvre et la personnalité sont au cœur de Bientôt l’été. On peut le savoir, auquel cas l’expérience prend une tout autre dimension. On peut aussi relever, parmi les références figurant sur le Tumblr des auteurs (bientotlete.tumblr.com), la présence de plusieurs films de Jean-Luc Godard ou, tiens, de paroles d’une chanson du groupe Fun Boy Three qui compare la vie à « une partie d’échecs ». On peut, comme on a le droit de se croire plongé dans un remake balnéaire du Gerry de Gus Van Sant débouchant sur un Chatroulette perversement reconfiguré en machine à créer en duo des cut-up sentimentaux. « Laissez-vous porter par l’atmosphère », nous demandaient Auriea Harvey et Michaël Samyn, les deux têtes pensantes de Tale of Tales. Pas besoin de nous le dire deux fois.
Par le passé, ce couple davantage porté sur les arts plastiques que sur le jeu vidéo mainstream nous avait offert une relecture cruelle du Petit Chaperon rouge (The Path) ou invités à partager les dernières minutes de la vie d’une vieille dame (The Graveyard). De ses œuvres, Bientôt l’été est peut-être la plus extrême mais certainement pas la moins accueillante. Seul le manque de « partenaires » réels connectés, qui oblige souvent à charger la machine de s’y substituer, en limite la portée. Raison de plus pour inciter tous les esprits curieux, gamers ou non, à nous rejoindre devant l’échiquier.
(Paru dans Les Inrockuptibles n°895, 23 janvier 2013)
Bientôt l’été (Tale of Tales), sur Mac et PC
Un commentaire