Mission : Impossible 2

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L’argument de Mission : Impossible 2, son macguffin, c’est un terrible virus baptisé Chimera, la chimère. Celui qui en est atteint n’y survivra pas plus de quelques heures. L’Impossible Mission Force, en la personne d’Ethan Hunt (Tom Cruise), et un ancien de l’IMF passé depuis à l’ennemi, Sean Ambrose (Dougray Scott), se le disputent, ainsi que son antidote. Du premier Mission : Impossible, signé Brian De Palma, on retrouve les divers masques et appareils de surveillance électronique. Mais John Woo y introduit un autre élément, qui ronge le film, en modifie les règles de l’intérieur, et que l’on pourrait appeler le virus Face/Off : une lutte à mort entre deux hommes qui se ressemblent jusqu’à se confondre. Lorsque Sean apparaît pour la première fois, il se dissimule d’ailleurs sous l’apparence physique d’Ethan, lui dont le prénom est un quasi anagramme du sien.

Le scénario est largement calqué sur celui de Notorious. Ethan doit séduire une jeune femme, Nyah Hall (Thandie Newton) et la charger d’une mission d’espionnage. Celle-ci est une ancienne maîtresse de Sean doublée d’une voleuse émérite. Evidemment, il en tombe amoureux, et doit pourtant la pousser dans les bras d’un autre homme. Ethan en est réduit à suivre à distance, sur son écran de contrôle, les retrouvailles entre cette femme et son ennemi juré. De même, lors d’une séquence située dans un champ de course, si Ethan peut voir et entendre Nyah à distance, s’il ose même s’approcher, il est condamné à disparaître (d’un plan au suivant) au terme de ce ballet de faux-semblants – la femme doit rester avec l’autre lui-même.

Dans Face/Off, on se retrouvait littéralement dans la peau de son rival. Ici, le dédoublement se mariant avec l’utilisation des caméras, la situation se transforme, et la souffrance d’Ethan vient de ce qu’il est comme repoussé hors de son propre corps dupliqué, obligé de contempler la vie que l’autre mène à sa place. L’histoire d’amour est un puzzle aux morceaux épars, une suite d’épisodes vécus par l’un ou l’autre des deux hommes. A Ethan, la première nuit ; à Sean, le baiser des retrouvailles. L’angoisse est là : ne pas être unique, c’est-à-dire, vis-à-vis de la femme, être naturellement remplaçable.

Au tout début du film, avant même que sa nouvelle mission ne lui soit confiée, Ethan fait de l’escalade. Il se tient à la montagne, fragile silhouette suspendue au-dessus du vide. Il perd l’équilibre, manque de tomber mais se raccroche au dernier instant. La maîtrise est de son côté, rien ne saurait lui arriver tant qu’il résistera à l’attraction du gouffre. La caméra s’approche, repart, tourne autour de lui, nous le présente sous toutes les coutures. Beaucoup plus tard, dans une tout autre situation, il se jettera dans le vide, pour ensuite se lancer dans une course rageuse, défiant cette fois la pesanteur au lieu de chercher à s’en préserver. Juste avant, une séquence est venue déchirer le film, une scène-pivot qui le coupe en deux. Alors que se toisent Ethan et Sean, la femme que tous deux aiment s’injecte le virus qu’ils convoitent. Pour une seconde ou deux, l’écoulement du temps semble s’interrompre, et Tom Cruise s’affaisser. Tout aurait pu s’arrêter là, mais il s’est repris : « Je ne veux pas te perdre », a-t-il hurlé. Et il s’est lancé, s’est précipité à travers une fenêtre comme pour passer de l’autre côté de l’image et annihiler enfin tous les simulacres.

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Au fond, la première partie du film tient du jeu de rôles, de l’affrontement entre adolescents qui testent différentes stratégies frictionnelles entre lesquelles ne varient que la place de chacun et la répartition du pouvoir. Mais, chez John Woo, il ne peut y avoir d’issue dans l’enchâssement des mises en scène conceptuelles, qui ne peut conduire qu’au vertige schizophrène. Si, d’un dispositif à l’autre, se cristallisent les enjeux de la fiction, c’est toujours par un coup de force que celle-ci avance réellement, par une série de bonds, par l’action, évidemment. Ainsi, juste après leur rencontre dans une réception ultra-chic où elle s’apprêtait à dérober un bijou des plus précieux, la danse de séduction entre Ethan et Nyah prend la forme d’une poursuite en voiture avec force collisions au bord d’un précipice. Il fait littéralement du rentre-dedans, tel un enfant amoureux et néanmoins décomplexé qui s’offre un tour d’auto-tamponneuses sans faux-fuyant.

Mais ces soubresauts occasionnels ne suffisent pas. Alors s’impose la fuite en avant de Tom Cruise, dont le corps se mue en projectile lancé à grande vitesse au cours de l’hallucinante poursuite à moto qui précède l’affrontement final. Les dialogues s’interrompent, le contexte n’existe plus. La virtuosité de John Woo ne vise pas à la lisibilité d’un mouvement dans l’espace mais à la réorganisation de ce dernier en fonction du seul désir d’Ethan qui, à l’instant même où il surgit dans un lieu, en devient le centre mouvant. Mission : Impossible 2 est tout sauf un film à l’image propre – il suffit pour s’en convaincre de comparer la scène où Tom Cruise est suspendu au-dessus du sol par un filin à sa jumelle clinique et magnifique du premier film de la série. John Woo reprend les choses là où De Palma les avaient laissées, mais il travaille à se défaire du film original comme d’une enveloppe désormais superflue, à atteindre le dénuement par l’action pure. Ethan ne cherche qu’à exister en tant que personnage unique, à acquérir la certitude d’être irremplaçable. Le paradoxe est que le film doit en passer par un enchaînement frénétique, se transformer en accélérateur de particules, mettre un temps la narration entre parenthèses pour la retrouver finalement, libérée du morcellement. Si les scènes d’action opèrent bien un passage par l’abstrait, elles valent comme retour au concret par une mise en danger du corps. Quant à Nyah, elle a quitté le récit. Ne reste d’elle qu’une image quasi subliminale, celle de la femme empoisonnée – nouvelle reprise d’un motif de Notorious –, debout au bord d’une falaise, une image qui risque de disparaître.

A présent, la chimère, c’est elle. Le sens du mot s’est insensiblement modifié : ce n’est plus un organisme monstrueux, un virus fabriqué par une succession de manipulations génétiques, mais un fantasme, une vision irréelle, le fruit en péril de l’imagination masculine. D’une certaine manière, Mission : Impossible 2 est une réponse à Matrix, un film guidé esthétiquement par un besoin rageur de fuir le virtuel – qui ne peut être ici qu’un moment destiné à être dépassé –, la pièce trop belle en apesanteur, la figure figée qui ne peut déboucher que sur son propre effacement ou son remplacement sans conséquence par une autre d’une importance strictement égale. L’enjeu est alors bien de se libérer des risque d’interchangeabilité. Et de rendre à la femme sa réalité.

Ethan Hunt devrait exécuter les ordres de ses supérieurs hiérarchiques sans s’impliquer plus que de raison. Sa fonction suppose de sa part un parfait professionnalisme. Il devrait n’être qu’un agent de l’IMF, serait-ce le meilleur, un autre étant à tout moment susceptible de se substituer à lui. Ce qui, pour le personnage, est réellement scandaleux, c’est la reproduction de ce mécanisme dans la sphère privée, d’autant que c’est son professionnalisme même (il envoie la femme coucher avec l’autre) qui aboutit à cette situation pour lui déchirante. Il n’en peut plus, et son éloquent « je ne veux pas te perdre », conjugué enfin à la première personne du singulier, marque le départ de la reconquête pour l’individu vis-à-vis de sa fonction. Ce qui ne peut conduire qu’à la mort de son alter ego, celui qui s’est justement affranchi des règles du groupe auquel tous deux appartenaient. Pour lui, la mission – rapporter le virus et son antidote intacts – était effectivement impossible. Celle qu’il accomplit sera tout autre. Au cœur de la fureur et des explosions, John Woo a filmé la naissance d’un personnage.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°548, juillet-août 2000)

Mission : Impossible 2 (2000) de John Woo

Erwan Higuinen

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