« I know these people. Help me ! » En entendant cette voix, un frisson nous parcourt l’échine. Mais on reprend vite nos esprits : il est normal que l’on reçoive ce genre de coups de téléphone. Depuis quelques jours, on joue à Alt-Minds, et les frontières avec notre vie réelle ont déjà commencé à se brouiller. Alt-Minds, c’est la dernière création d’Eric Viennot, déjà auteur, dans le même esprit transmédia, d’In Memoriam en 2003. Une œuvre hybride entre jeu vidéo et web-série qui fait faire un pas de géant au genre troublant de l’alternate reality game.
Cinq jeunes scientifiques de l’université de Belgrade ont disparu. L’enquête policière n’avançant pas, la fondation Alvinson, qui subventionne leurs recherches (sur l’électromagnétisme, semble-t-il), décide de prendre les choses en main. D’envoyer un duo d’enquêteurs sur leurs traces et de faire appel à toutes les bonnes volontés pour les aider, analyser les indices, traquer les infos sur Internet. C’est ici que l’on entre en scène, scotché, comme le reste de la « communauté », à la « timeline » façon réseau social d’Alt-Minds sur laquelle Chloé (notre contact) et Audrey (détective privée) interviennent fréquemment. Pour nous présenter d’intrigantes vidéos, nous confier des missions, faire le point sur l’enquête… Tout se passe en temps réel. « Nous aurons fini de compiler les données pour le debriefing d’ici une petite heure », nous prévenait Chloé le 14 novembre à 10h14. En cas d’impossibilité d’être devant son écran à l’heure dite, un smartphone suffit pour prendre connaissance des derniers développements de l’affaire. Et rien n’interdit de rattraper son retard en jouant en « différé ». Ce que devront de toute façon faire ceux qui se lanceront dans l’aventure aujourd’hui. Après un très prometteur prologue d’une semaine le mois dernier, Alt-Minds a repris le 1er décembre et se terminera le 18 janvier. Entre-temps, quelques joueurs méritants devraient avoir l’occasion de rencontrer les personnages en chair et en os.
Ces derniers font désormais partie de nos connaissances. Certains figurent parmi nos amis Facebook. On a pu consulter le compte Deezer de l’un, lire le blog d’un autre. Eric Viennot et ses complices ont disséminé sur le web une multitude de fragments narratifs sur lesquels les joueurs tomberont ou non, peinant parfois à discerner le vrai du faux. Cette Ana Kokic qui compte l’un des disparus parmi ses fans est-elle une vraie chanteuse serbe ou un personnage un rien caricatural créé pour l’occasion ? (Apparemment, elle existe.) Parfois, le joueur s’y perd, découvrant avec embarras que « GZS Beograd », déchiffré sur un ticket de consigne à bagages, fait tout bêtement référence à la gare principale de la capitale serbe et non à une institution financière slovène – on a encore honte de notre ridicule erreur.
Pas d’inquiétude à avoir, cependant : Alt-Minds ne s’immisce (avec modération) que dans l’intimité de ceux qui le veulent bien. « C’est à la carte, précise Eric Viennot. Si on ne veut pas donner son numéro de téléphone, on ne le donne pas. Mais, en même temps, c’est la cerise sur le gâteau. C’est le joueur qui choisit, et plus il s’investit, plus il peut être “dérangé”. Il ne fallait pas que ce soit pénalisant ou que le temps réel soit vécu comme une contrainte. On peut prendre du plaisir simplement à suivre l’histoire à son rythme parce qu’elle est suffisamment riche, documentée, immersive en elle-même. » Mais on ne saurait trop conseiller aux curieux de se laisser tenter pour vivre pleinement le visionnaire Alt-Minds. « Comme le jeu n’a pas tué le cinéma ou la télé, ce genre de jeu ne tuera pas les jeux et les séries traditionnels, tempère Viennot. Mais je pense que ça préfigure un nouveau format. On est en train d’inventer un truc qui va se généraliser, ça c’est sûr. »
(Paru dans Les Inrockuptibles n°889, 12 décembre 2012)
Alt-Minds (Lexis Numérique), sur PC, Mac, iPad et tablettes Android