Et de trois ! Après Barbecue-Pejo et Djib, voici Mama Aloko, la nouvelle merveille (il l’annonce lui-même) de Jean Odoutan. En secret (mais de moins en moins), le réalisateur franco-béninois élabore depuis deux ans le cinéma le plus vivace du moment. Avec des bouts de ficelle et quelques amis fidèles, il bricole au sprint des films-villages moins gentillets qu’il n’y paraît. Comme ceux des précédents, l’argument de Mama Aloko est simple. A Belleville, une Africaine tient un petit restaurant. Son frigo la lâche et l’inspection des services d’hygiène est imminente. Il lui faut trouver de l’argent. Dans la chaleureuse gargote et aux alentours traîne un échantillon de population métissée. On discute, on se drague, on ergote. On s’affronte ou on se réconforte. On se réconcilie, on s’agresse à nouveau. C’est un petit théâtre saisi frontalement, sans trop de manières. Les personnages et le cinéaste pourraient faire leur la même devise : si une scène est ratée, tant pis, on se rattrapera avec la suivante.
Alors s’enchaînent les saynètes minimalistes. Les invités lancent ou laissent s’échapper leurs dialogues, proliférants, toujours très écrits, mais qui n’ont au fond nul besoin d’être entendus parfaitement. Le rythme importe davantage, c’est un chant, un cri ou un chuchotement. Un mot aura d’autant plus de poids qu’il se détachera d’un flux presque indistinct. Loin des banlieue-films américanisés pour le meilleur ou pour le pire, improbable cousin de Guédiguian, Jean Odoutan fait figure de fils adoptif de la tendance Guitry-Pagnol du cinéma français, mais mariée avec les récits de village africains. Le bébé est beau : sans se départir de ses airs de sitcom mi-accorte mi-cruelle, il invente des gestes d’une grâce ahurissante. Et même les contraintes économiques auxquelles a dû se résigner Odoutan ont des effets précieux. Pour chaque plan, deux prises maximum. Si ni l’une ni l’autre n’était satisfaisante, il gardait la moins mauvaise. Ce qui ne fait que redoubler les ruptures de ton, qu’ajouter de l’instabilité. A priori, les personnages sont des archétypes (le beur chambreur, les noirs fêtards, le blanc devenu flic raciste…). Mais, d’un instant à l’autre, ils se transforment, se défont, changent d’attitude ou de visage. La fragilité du film répond à son projet. Le boui-boui de Mama Aloko, si l’on veut, c’est la maison-France d’aujourd’hui, joie réelle ou forcée, rancunes persistantes, co-présence pas toujours bienveillante. Mais si l’on veut seulement, car le film évolue à distance heureusement déraisonnable des généralisations hâtives.
A première vue, Mama Aloko est une suite de sketches d’un humour inégal. Mais il faut regarder mieux – lorsqu’on découvre le cinéma de Jean Odoutan, souvent, on n’y croit pas, et on ne voit rien. Un garçon secoue violemment sa copine enceinte, qu’il aime. Tout ce petit monde est passé par la Ddass. Le mari de Mama Aloko est mort, tué par un chauffard ivre. Leur fille s’est suicidée. Comment s’est-on laissé abuser ? Mama Aloko est un mélodrame, presque à l’ancienne, forcément extrême. Frapper pour ne pas pleurer, et finalement pleurer quand même. Le lendemain, se déguiser et se mettre à danser. Dans la rue, une pute chante, non pas malgré le désespoir latent mais parce qu’elle sait qu’elle tangue au bord d’un gouffre. Sa voix friable est belle. Depuis Mama Aloko, Jean Odoutan a fini un autre film, La Valse des gros derrières. En 2002, il en tournera encore deux, au Bénin. Deux autres sont en développement et encore deux en cours d’écriture. Cela ne fait désormais aucun doute : ils seront de plus en plus beaux.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°564, janvier 2002)
Mama Aloko (2001) de Jean Odoutan