Accro à FarmVille

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Attention, jeu dangereux. Souvent critiqué mais toujours aussi pratiqué, FarmVille 2 a en lui quelque chose qui peut vous faire perdre (un peu) la raison. Jusqu’à preuve du contraire, l’addiction aux jeux vidéo, au sens médical du terme, n’existe pas. Heureusement car, si c’était le cas, je serais mal.

Tout est de la faute d’IG. Sans cette commande d’un article sur les jeux de ferme, de Harvest Moon à Farming Simulator, jamais je n’aurais mis le doigt dans le terrible engrenage FarmVille 2. C’était en octobre 2012, mon texte est paru dans IG 24 mais, depuis, je continue de prendre soin quotidiennement – sauf cas de force vraiment majeure – de ma ferme. Et pourtant, le moins que l’on puisse dire est que je n’en tire pas un immense plaisir. Pas d’émerveillement devant la richesse d’un monde, la subtilité d’un dispositif, la finesse d’un récit. Pas de rires, de larmes ni même d’explosion de rage face à un passage difficile car FarmVille 2 n’en propose tout simplement aucun. Conséquence logique : il n’y a pas non plus d’intense satisfaction à progresser. Qu’est-ce qui peut bien me pousser à y revenir sans cesse ?

Quelques rappels pour les bienheureux qui auraient esquivé le phénomène. Lancée sous forme d’application Facebook en juin 2009, la première version de FarmVille a connu un succès foudroyant, dépassant les 80 millions de joueurs (soit, à l’époque, un utilisateurs du réseau social sur cinq) au début de l’année suivante. Une popularité qui a conduit son éditeur Zynga à transposer son principe à d’autres univers : l’urbanisme (CityVille), la restauration (ChefVille), le parc d’attractions (CoasterVille) ou le royaume de conte de fées (CastleVille). Jusqu’à risquer d’épuiser le filon : alors que les investisseurs commençaient à douter de son modèle économique (au NASDAQ, le cours de son action est tombé de 14,5 à 2,09 $ entre mars et novembre 2012), Zynga s’est depuis résolu à abandonner certains de ces jeux-clones comme FishVille, PetVille ou même CityVille 2.

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Je veux mon lapin chinchilla !

Mais cette fameuse formule FarmVille, dont le deuxième volet est en ligne depuis septembre 2012 et que d’autres jeux (Happy Farm, Farm Town) avaient ébauchée avant lui, quelle est-elle exactement ? Pour schématiser, il s’agit d’une version extrêmement simplifiée du jeu de gestion à la Sim City. Si les villes de ce dernier ressemblent à des organismes vivants, FarmVille ne conserve que l’os de la bête mais le décore aux couleurs kawaii d’Harvest Moon.

Pour commencer, on nous offre une ferme. Ce n’est qu’un lopin de terre ridicule orné d’un bâtiment qui l’est à peine moins. Le joueur va donc y faire des plantations, élever des animaux achetés avec ce que ses récoltes lui auront rapporté et, peu à peu, il aura l’occasion de s’agrandir. Pour ce faire, il est constamment guidé : à la gauche de l’écran figure la liste de ses missions du moment, composées chacune de trois objectifs (récolter 15 fraises, nourrir cinq moutons, etc.) et s’intégrant elles-mêmes dans un micro-récit à épisodes dont le point culminant sera l’attribution d’une nouvelle récompense (la possibilité d’acquérir des cochons, un atelier pour fabriquer tout plein de trucs que l’on vendra ensuite, etc.) permettant de développer encore davantage l’exploitation. Sachant que, pour accélérer le processus, il est toujours possible de sortir sa vraie carte de crédit, d’autant que la monnaie du jeu, elle, ne permet pas d’acquérir tous les arbres, objets ou animaux qui nous font de l’œil, tels ce lapin chinchilla que tout agriculteur virtuel rêverait de voir batifoler (ou fusionner avec un mouton : le jeu possède de curieux bugs…) entre son champ de maïs et son acacia de Tahiti.

Précision importante : on ne s’en sortira pas seul, et même la sympathique coopération de nos « voisins » (c’est-à-dire de nos amis FarmVille dont la liste est distincte de celle du réseau social) ne suffit pas toujours : l’incitation à envoyer des demandes à nos vrais amis Facebook est toujours là. Heureusement, les joueurs s’organisent et des sites coopératifs permettent d’obtenir les précieux objets (un seau en cuivre, un « flacon de musc de bison »…) sans se transformer en spammeur de murs Facebook. Même en pleine déchéance intellectuelle, l’accro à FarmVille que je suis conserve un minimum de principes moraux.

Du réveil au coucher

L’attente, plutôt que l’action ou la réflexion, est le composant principal de l’expérience FarmVille. Et c’est là que ça commence à déraper. Il faut huit (véritables) heures pour faire pousser ces légumes dont j’ai besoin pour cuisiner des quiches – celles aux brocolis fondants se vendent au prix de 2 490 pièces, ce qui est très respectable bien que loin des 6 820 pièces du cocktail d’agrumes. Dans ces conditions, jusqu’à quelle heure puis-je mettre en terre leurs graines si je veux pouvoir les récolter suffisamment tôt pour être en mesure de planter ensuite des patates douces (qui poussent aussi en huit heures) avant de me coucher. Parce que, du coup, j’aurai mes patates douces en me levant demain matin, puis je planterai du blé que je récolterai à midi – moment, donc, où je pourrai préparer mes tourtes aux patates douce, vendues 3 750 pièces, un vrai bon plan –, juste à temps pour lancer l’opération poivrons rouges (douze heures) et ensuite, hop, dodo.

Pas de place ici pour l’improvisation, ou à peine. D’autant que le moindre retard peut avoir des conséquences graves. Déjà 1h30 du matin ? Oui, mais mes oranges seront mûres dans une demi-heure. Si je vais au lit un peu plus tard, je pourrai les cueillir, ré-arroser l’arbre et, comme les oranges poussent en huit heures, j’en aurai d’autres au matin. Mon dieu : du gingembre ! C’est justement ce dont j’ai besoin pour faire du pain d’épices (vendu 2 830 pièces). Grossière erreur : je suis actuellement dans une épicerie du monde réel et non devant mon ordinateur donc, même si j’en remplis mon panier, ça ne m’apportera strictement rien dans FarmVille. Voilà le genre de calculs et, aussi, de divagations que peut provoquer le jeu. Rêver des appartements hantés de Project Zero ou d’un parcours de Sonic, c’est une chose, mais quand on en vient, encore ensommeillé, à penser qu’il faudrait se lever pour donner à manger aux chèvres, est-ce qu’il n’y aurait pas un petit problème quelque part ?

 

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Le jeu qui rend triste

Plusieurs journalistes ou chroniqueurs se sont, d’une certaine manière, penchés sur la question. Dans un long texte encore accessible sur le site du New York Times, Sam Anderson tentait en avril 2012 une analyse de ce qu’il appelait (dans un esprit moins péjoratif qu’on ne pourrait le croire) les « stupid games ». « Les jeux stupides (…) sont conçus pour se frayer un chemin dans les interstices d’autres occupations, écrivait-il. Nous y jouons incidemment, de manière ambivalente et compulsive, presque par accident. Ils constituent moins une activité qu’un blanc dans notre journée, moins un projet que quelque chose qui nous distrait de nos autres projets. » Dans ce passage, Anderson évoquait en premier lieu Angry Birds, mais cela vaut aussi pour FarmVille. Il aurait pu ajouter que le jeu est alors aussi un refuge, une aliénation choisie convoquée pour en remplacer une autre (le travail, les obligations de la vie quotidienne…) qui, elle, n’est que subie. La fuite est idiote, évidemment, car jouer à FarmVille, c’est aussi un peu du travail – sauf que celui-ci, je suis sûr qu’il ne me posera aucune réelle difficulté.

Dans une chronique intitulée « The Misery of Compulsion » et publiée dans le numéro d’avril 2013 du magazine Edge, le game designer Clint Hocking (Far Cry 2) évoquait de son côté un jeu, qu’il refusait de nommer et sur lequel il avait passé plus de temps l’an dernier que sur tous les autres réunis. Un jeu auquel il revenait constamment tel Sisyphe poussant son rocher alors même qu’il aurait « préféré jouer à autre chose ». Un jeu qui le rendait « de plus en plus triste », qui ne lui apprenait rien, ne lui demandait aucune compétence mais lui confiait sans cesse de nouvelles tâches dont le perpétuel inachèvement provoquait plus d’anxiété que d’excitation. Ce jeu qui, a priori, n’était pas FarmVille même s’il lui ressemblait par bien des aspects, donnait à Hocking le sentiment d’être sous l’emprise d’une addiction. « J’espère qu’en tant qu’industrie, nous pourrons trouver des aspirations plus nobles que celle-là », concluait-il.

Nirvana

Le pire est sans doute que, malgré les événements qui marquent la vie de la ferme (foire agricole, vente de gâteaux…), FarmVille est un jeu dans lequel le présent n’existe pas. Cela le distingue, par exemple, d’Animal Crossing où, malgré les emprunts à rembourser et la quête du parfait mobilier, la déambulation joyeuse et inutile reste première. Avec FarmVille, tout n’est qu’anticipation, remise à plus tard, regret et frustration. Aucune joie ne saurait durer : le petit paon vient à peine d’arriver, mon terrain a tout juste gagné cette portion au milieu de laquelle trône un arbre-balançoire qu’un nouvel objectif s’impose sinistrement à moi. Et pour l’atteindre, il ne suffira pas de s’activer car, justement, le joueur de FarmVille est la plupart du temps inactif, impuissant. Je ne peux qu’attendre – que mes cultures poussent, qu’un voisin me fournisse ce qui me manque, que le moment de nourrir mes chères poules soit enfin revenu. Mais, en conséquence, FarmVille est peut-être aussi une école de la patience.

Résister à son hystérie engourdie, entrer humblement en connexion avec le rythme des saisons, le tempo des végétaux, jusqu’au détachement zen, au nirvana : voilà le véritable but. Finalement, tout n’est peut-être pas perdu pour moi.

Merci à Lily, Valérie, Christine, Ana et Mayrel Ann, mes « voisines » FarmVille que je ne connais pas mais sans l’aide de qui ma ferme n’aurait jamais pu avoir aussi fière allure.

(Paru dans IG n°27, août-septembre 2013)

Erwan Higuinen

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