L’Eté de Kikujiro

Kikujiro

Après Hana-bi, qui, en passant par Venise, a définitivement assis la réputation internationale de son auteur, on pouvait craindre que le cinéma de Kitano ne perde sa folle prodigalité pour basculer dans une maîtrise consciente d’elle-même, qu’il ne passe de l’invention ludique à l’art certifié. Il n’en est rien, bien au contraire. Alors que l’on prenait Hana-bi pour l’aboutissement d’une démarche entamée, sur les ruines de Violent Cop, avec Jugatsu, L’Eté de Kikujiro radicalise encore les principes de son cinéma en se concentrant sur l’essentiel à partir d’un argument des plus ténus. C’est un film faussement mineur qui se déguise en livre d’images pour consoler les enfants tristes et fuit le monumental, heureusement libre et léger.

Au départ, il y a Masao, un petit garçon qui s’ennuie, seul avec sa grand-mère alors que l’été a vidé Tokyo, un enfant en vacance(s) qui sera confié à Kikujiro (Kitano), discrètement présenté comme un yakuza sans pouvoir – ce qui ne vaut que comme signe de ce qui sera laissé derrière soi à l’heure de partir en voyage. Le duo mal assorti prend alors la route, à la recherche de la mère du gamin. Après quelques rencontres, ils arriveront à la plage, le lieu idéal des films de Kitano. Partant d’un espace déjà fort dépeuplé, le film avance pourtant vers l’épure, soustrait des corps, des personnages avec lesquels il n’aura été possible de jouer qu’un temps – même l’apparition d’un pédophile est perçue comme une invitation au jeu (qui, en l’occurrence, tourne court). Hors de la ville, loin des femmes, avec trois hommes croisés en chemin et recrutés par le metteur en scène bourru que devient peu à peu le personnage de Kitano, une troupe se forme, prête à tout pour faire rire l’enfant en apparence mais, surtout, pour renouer eux-mêmes avec des restes d’enfance qui ne demandent qu’à reparaître. Kikujiro fixe les règles, qui sont susceptibles de changer à chaque instant, et distribue les rôles – se déguiser en poisson, en pieuvre, en extra-terrestre, faire une partie de strip-1, 2, 3 soleil…

Une fois le vide fait, tout est permis, tout est possible, l’espace, les corps et les objets sont disponibles, comme remis à neuf, regardés pour la première fois (qui possède la même force que la toute dernière – cf Hana-bi), prêts à devenir autre chose. Si l’on décide d’y croire, tout n’est que jouets potentiels étalés sur un terrain de jeu. Un «ange-clochette», confisqué à deux motards, devient un talisman merveilleux qui flotte dans les airs, la clé d’un monde passionnant de simplicité rêveuse et néanmoins volontariste – le jeu est bien sûr quelque chose de très sérieux, pas question de désobéir aux injonctions du metteur en scène chez qui la cruauté et la générosité sont inséparables. Comme dans certains Chaplin ou dans quelques comédies musicales (celles du duo Gene Kelly-Stanley Donen), il existe un but profond : recréer de l’enchantement, inventer des situations (un cinéma situationniste ?) par l’artifice et le détournement, partir de l’infiniment petit pour se réconcilier avec le monde loin de la société et vaincre l’attraction d’un gouffre qui demeurera impossible à combler, celui de la perte, comme une coupure non cicatrisée – le gamin ne retrouvera pas sa mère ; Kikujiro apercevra la sienne, malade, dans ce qui ressemble à une triste maison de retraite.

A sa manière résolument flâneuse et sans cesse digressive, L’Eté de Kikujiro scelle la victoire – forcément provisoire – du jeu (la séquence) sur la fiction (le récit), du geste qui se suffit à lui-même à condition de convoquer un imaginaire fécond, du bricolage gracieux qui parvient à suspendre l’écoulement du temps – comme celui de Lynch et un ou deux autres beaux films cannois, L’Eté de Kikujiro aurait aussi pu s’intituler Le Temps retrouvé. S’il a atteint une incontestable maîtrise, Kitano la met au service de l’instant et ne cherche pas à bétonner la construction de son film, à assembler les pièces de force, préférant laisser ses plans respirer. Parce qu’il opte pour le burlesque solaire, il peut aussi oser le sentimentalisme sans risquer de tomber dans la mièvrerie et faire de la ritournelle composée par Joe Hisaishi, qui serait insupportable ailleurs, l’accompagnement évidemment bienvenu de larmes qui ne l’ont pas attendue pour couler. Là où l’on craignait que le maître nous fasse la leçon, Kitano s’affirme plus que jamais partisan de l’école buissonnière, ou de la récréation, que l’on peut aussi entendre re-création, perpétuelle.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°536, dossier Cannes, juin 1999)

L’Eté de Kikujiro (1999) de Takeshi Kitano

Erwan Higuinen

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